
Ces
jours-ci, le pouvoir nous attaque partout simultanément : armada
policière dans Exarcheia depuis fin août, attaque militaire contre
le Rojava depuis trois jours, expulsion de la ZAD de l'Amassada dans
l'Aveyron il y a 48 heures et début de l'arrachage des oliviers de
Kastelli en Crète hier matin.
COMPRENDRE NOTRE IMPUISSANCE
POLITIQUE
Alors qu'à Athènes, le quartier rebelle et
solidaire d'Exarcheia reste partiellement occupé par la police et
tente de résister aux tentatives d'évacuation des squats et autres
lieux autogérés, nous vivons partout ailleurs une semaine
désastreuse pour nos luttes sociales et environnementales, en
particulier dans nos poches de résistance.
Le Rojava, seule
enclave antifasciste et féministe au Proche-Orient, est aujourd’hui
sous les bombes. Les blindés du dictateur Erdogan viennent de
franchir la frontière avec la bienveillance de Trump pour écraser
l'expérience antiautoritaire et écologiste Kurde, au prétexte de
créer une zone de sécurité pour un million de réfugiés syriens.
Erdogan ose appeler cette opération « Source de paix ».
Simultanément, alors qu'il retire ses troupes au nord du Rojava,
Trump en rajoute à l’inverse sur les bases américaines en Grèce
et offre ses services à Mitsotakis pour renforcer la surveillance
des anticapitalistes athéniens avec ses grandes oreilles militaires.
Le père de Mitsotakis était, lui aussi, proche de la CIA et avait
facilité l'arrivée au pouvoir de la junte des Colonels dans les
années 1965-1967.
En France, une ZAD de plus vient de tomber,
mardi matin : la commune libre de l'Amassada dans l'Aveyron qui
résistait contre un immense projet de transfo sur un site sauvage
magnifique en montagne. Malgré les renforts de dernière minute,
rien n'a pu empêcher les 200 gendarmes mobiles et leurs blindés de
prendre le contrôle de la zone, avec l'appui d'un hélicoptère et
de plusieurs drones. Plus à l'ouest, un projet de barrage en forêt
de Sivens est à nouveau à l'ordre du jour, cinq ans après la mort
de Rémi Fraisse.
En Crète, ce qu'on craignait de longue date
vient d'arriver avec les premières pluies : les bulldozers ont surgi
hier matin à l'aube à Kastelli, prenant de vitesse tout le monde,
et ont commencé à arracher des centaines d’oliviers sur les
200.000 condamnés pour faire place à un projet d'aéroport insensé.
Des compagnons de lutte et des photographes sur place ont été
menacés, visés et expulsés hors de la zone des travaux, la police
allant jusqu'à casser du matériel vidéo et détruire les prises de
vue. La zone est quadrillée depuis hier matin. L'effet de surprise a
été terrible.
[Le problème à la racine]
Alors,
pourquoi nous échouons partout ? Pourquoi, tôt ou tard, le pouvoir
et ses valets parviennent à nous empêcher d'expérimenter autre
chose, de nous organiser autrement et de défendre la Terre qui se
meurt ?
Tout simplement parce que nous sommes naïfs (et je
m'inclue dans le lot). Nous ne retenons pas assez les leçons de
l'Histoire et poursuivons nos répétitions passées qui n'ont jamais
rien apporté ou si peu. Nous ne prenons pas assez à la racine les
problèmes et n'allons pas jusqu'au bout de la démarche nécessaire
pour les résoudre définitivement.
Alors que partout dans le
monde, le pouvoir nous écrase, nous appauvrit, nous humilie, nous
reprend nos conquêtes sociales, nous crève les yeux, nous enferme,
nous affame, nous bombarde, nous empêche de filmer, nous menace,
nous frappe, nous tue et détruit la Terre, morceau par morceau, nous
réagissons comme s'il était encore possible de discuter et de
négocier avec notre agresseur récidiviste.
Nous nous
comportons comme si avions oublié que le pouvoir a toujours agit
ainsi et continuera tant qu'il le pourra. Ses variantes dans le temps
et l'espace ont commis les pires atrocités sous toutes les formes
possibles et avec tous les prétextes imaginables. Toute l’Histoire
de l’humanité est là pour en témoigner.
[La valse des
tyrans]
Aujourd'hui, on parle plus de Trump et de Erdogan, un
autre jour de Mitsotakis, un autre encore de Macron, puis de
Bolsonaro, Assad, Poutine, Merkel, Johnson, Junker, Salvini, Rohani,
Netanyahou, Kim Jong il, Al Saoud ou encore Xi Jinping, et ainsi de
suite, en oubliant que le problème n'est pas seulement l’une ou
l’autre de ces personnes, haïes tour à tour, mais surtout ce
qu'elles incarnent, les moyens colossaux dont elles disposent au
sommet de l’État et l'attitude engendrée par leur
position.
Autrement dit, le problème de fond, encore et
encore, et aujourd’hui plus que jamais, c’est le pouvoir.
C'est
parce que nous n'allons pas jusqu'au bout, dans notre refus du
pouvoir, que continuons de subir la valse des tyrans d'un bout à
l'autre du globe, d'années en années, de siècles en siècles. Les
visages changent, mais le problème reste le même. Un problème
simple : des gens se posent en chefs, encouragés par nos propres
erreurs et se permettent de décider à notre place de nos
vies.
Mais ce n'est pas tout : ces gens au pouvoir, ces VIP
qui s'amusent à se faire la guerre économique et militaire par
victimes interposées comme on joue aux échecs ou à la bataille
navale, s'entendent parfaitement dès lors qu'il s'agit de nous
empêcher de nous libérer. Car leur priorité est, bien sûr, de
stopper ce qui les menacent sur leur piédestal, car si l'un d'entre
eux tombait pour laisser place à une société véritablement
horizontale, libertaire et égalitaire, les autres seraient aussitôt
sur la sellette partout ailleurs. C'est ainsi que les différentes
figures du pouvoir se sont souvent entendues, implicitement ou
explicitement, par exemple contre la Commune de Paris, la révolution
de 1936 en Espagne et beaucoup d'autres expériences politiques qui
prouvaient à chaque fois que nous pouvions vivre
autrement.
[Répression et criminalisation du mouvement
social]
Aujourd'hui, le fait que le pouvoir frappe
simultanément le Rojava, Exarcheia et plusieurs ZAD d'un bout à
l'autre de l'Europe n'est pas le fruit du hasard. L’offensive du
pouvoir contre toute forme de résistance ne cesse de se durcir
depuis des années. Tous les mouvements sociaux en France le
confirment : la violence de la répression policière a atteint des
sommets dans l'hexagone et les moyens technologiques mis en place
pour nous surveiller n'ont désormais plus de limites, du Patriot Act
à l’État d’urgence. La réalité dépasse la fiction, y compris
celle du roman 1984 de George Orwell. Les dispositifs inquisiteurs et
oppressants se renforcent partout en Europe, avec la France en tête
de file pour la reconnaissance faciale et la Grèce pour la
criminalisation du mouvement social avec le classement imminent du
groupe anarchiste Rouvikonas en organisation terroriste, alors qu'il
n'a jamais tué personne.
Erdogan parle également de
terroristes au sujet des femmes kurdes qui luttent pour leur
émancipation dans les rang des YPG. De nombreux chefs d'états
utilisent aussi ce terme pour parler de celles et ceux qui leur
résistent un peu partout, qui défendent la terre, qui défendent la
vie.
Car face au pouvoir, nous ne faisons pas autre chose :
nous sommes la vie, la foule, les enfants, la nature qui se
défendent.
[Une société bâtie sur un leurre]
Dès
lors, posons-nous la question : lutter pour vivre, sauver la vie,
survivre aux injustices, vivre dignement, cela ne signifie-t-il pas
nécessairement prendre nos vies en main ? La réponse est tout aussi
empirique que logique. Car l’Histoire nous prouve que le pouvoir ne
nous a jamais libérés et que toute émancipation n’est jamais
venue que de nous-mêmes, de notre volonté, de notre clairvoyance,
de notre courage, de nos luttes. La logique nous rappelle également
qu’une vie digne revient à une vie libre (nul n’est digne que
celui qui est responsable et n’est responsable que celui qui est
libre). C’est pourquoi il nous revient de prendre nos vies en main
pour bâtir un autre futur.
Le pouvoir tente de nous faire
croire que le monde est horrible et que l’homme est un loup pour
l’homme, ce qui lui permet d’imposer une forme de société
(capitaliste et hiérarchique) pour civiliser, ordonner et pacifier
le chaos destructeur. En réalité, nous savons bien que c’est tout
le contraire (et c’est ce que nous essayons de faire comprendre aux
jeunes en souffrance, aux résignés, aux déprimés et aux
suicidaires) : ce n’est pas le monde qui est horrible, mais cette
société. Ce n’est pas l’homme qui est un loup pour l’homme
(pardon pour les loups, la formule est de Plaute, puis reprise par
Thomas Hobbes), c’est cette société qui nous conduit à la guerre
et à la compétition de tous contre tous.
L’existence même
d’un pouvoir conduit à justifier l’idée de compétition et de
hiérarchie partout dans la société. Car on ne peut placer
quiconque sur un piédestal sans cautionner les rapports de
domination et d’exploitation qui en découlent. Outre ce problème
de cohérence, nous avons également vérifié à de nombreuses
reprises que le pouvoir corrompt, comme nous mettait en garde Louise
Michel.
[Il n'y a pas de bon pouvoir]
Focaliser sur un
ou plusieurs dirigeants au lieu de remettre en question la fonction
elle-même est donc une erreur. Bien sûr, certains régimes et
hommes politiques sont pires que d’autres. Évidemment, il existe
des différences. Mais, ces différences n’ont pas été
suffisantes depuis plus d’un siècle pour parvenir à tourner la
page du capitalisme et encore moins de la hiérarchie. Nous n’avons
eu droit, au mieux, qu’à des réformes arrachées par des grèves,
bien plus que concédées par les pouvoirs prétendument
sympathiques. Par exemple, contrairement à ce que prétend une
rumeur, la première semaine de congés payés n’était pas dans le
programme du Front Populaire en 1936 et n’a été obtenue qu’à
l’issue d’une des plus longues grèves du vingtième siècle en
France. De même, ce n’est pas un régime royaliste ou de droite
dure qui a massacré la Commune de Paris, mais la jeune Troisième
République à ses débuts (avec le maire de Paris en fuite qui
n’était autre que Jules Ferry). Cette même Troisième République
s’est terminée honteusement en votant les pleins pouvoirs au
Maréchal Pétain en 1940, après avoir décidé le sinistre embargo
sur les armes vers l’Espagne en août 1936, condamnant dès lors
l’utopie qui commençait à voir le jour de l’autre côté des
Pyrénées.
Le pouvoir, quel qu’il soit, n’est pas un
allié et compter sur lui est une folie. Les seules promesses
auxquelles nous pouvons croire sont celles que nous faisons à
nous-mêmes, c'est-à-dire nos propres engagements réciproques, sur
un plan horizontal, pour créer, défendre et bâtir ensemble une
société nouvelle sur d’autres bases que la compétition, la
domination et l’exploitation.
[Le tabou de la violence]
Ne
plus être naïf, c’est aussi ne plus s’interdire le tabou de la
violence face à un pouvoir qui, lui, ne se gêne jamais. Libre à
chacun d’en user ou pas et de résister comme bon lui semble. Si
quelqu’un veut prier Gaïa ou quelqu’un d’autre dans des
manifs, grand bien lui fasse. Mais qu’il impose sa façon de faire
et d’agir, c’est une autre affaire. Notamment quand il s’agit
d’appeler explicitement au « respect du gouvernement » et de ses
valets.
Nous n’avons pas à respecter nos bourreaux. Nous
n’avons rien à négocier avec les tyrans. Nous voulons vivre
libres. Nous voulons prendre nos vies en mains. Nous voulons
congédier à jamais ceux qui veulent nous en empêcher.
Respecter
le pouvoir, c’est le cautionner. On ne discute pas avec ceux qui
s’affirment d’emblée supérieurs. De même, on ne lutte pas
contre un système capitaliste et hiérarchique en reproduisant ses
formes lucratives et verticales. Dès lors qu’on a compris la
nécessité de détruire le pouvoir, on doit commencer à le faire à
l’intérieur même de nos luttes, dans notre façon de nous
organiser.
[S'organiser autrement pour lutter]
Nous ne
pouvons pas continuer à lutter contre le pouvoir avec des partis
structurés de façon hiérarchique ; des partis qui cautionnent le
manège électoral dont les dés sont pipés, puisque c’est le
pouvoir économique qui détermine aisément le pouvoir politique
grâce à sa possession des moyens de fabriquer l’opinion.
Nous
ne pouvons pas continuer à lutter contre le pouvoir avec des
syndicats également structurés de façon hiérarchique ; des
syndicats dont le sommet est sourd à certaines des atteintes de la
base et dont les dirigeants se reconvertissent parfois au sein même
du camp d’en face.
Nous ne pouvons pas continuer à lutter
contre le pouvoir avec des organisations écologistes structurées
elles aussi de façon hiérarchique ; des organisations dont le
sommet vaporeux a déjà tout prévu, qui refusent de remettre quoi
que ce soit en question et qui imposent une charte de lutte
indiscutable à toutes celles et ceux qui s’en rapprochent.
Il
est facile de comprendre pourquoi ces structures refusent d’aller
jusqu’au bout dans la lutte contre le capitalisme et le
hiérarchisme : leurs directions profitent, participent et répètent
diversement ce que nous tentons précisément de combattre en leur
sein. Elles ne sont ni cohérentes ni déterminées ni libres,
contrairement à la société que nous désirons. Elles ne font que
reproduire des schémas désuets, modérés et stériles, dans des
lourdeurs bureaucratiques, stratégiques et
autoritaires.
[Multiplier les Rojava, les Exarcheia, les
ZAD]
Notre impuissance politique est donc à la fois le
produit d’une analyse incomplète du problème principal et de la
répétition naïve de nos erreurs passées.
Car non, le
problème ne se réduit pas à Trump ou Poutine, Erdogan ou Assad,
Mitsotakis ou Tsipras, Macron ou Le Pen, et tant d’autres dans la
valse des chaises tournantes. C’est le pouvoir lui-même qui est
notre éternel ennemi.
Et non, on ne peut lutter contre le
pouvoir, sa bureaucratie, sa hiérarchie, sa stratégie de
communication, en procédant de la même façon dans nos luttes.
C’est d’abord et avant tout parmi celles et ceux qui résistent
que nous devons montrer notre capacité à nous organiser autrement
pour l’étendre ensuite à toute la société.
Ce n’est
qu’à ces deux conditions que nous pourrons enfin sortir de notre
impuissance politique. De plus, nous devons absolument nous donner
une dimension internationale à nos luttes, par-delà les frontières
qui tentent de nous diviser et de nous faire croire que nos intérêts
s’opposent. Car il n’en est rien, nous le savons bien : c’est
la même lutte partout que nous devons mener, celle de l’émancipation
individuelle et sociale pour prendre enfin nos vies en main.
Avec
plus de solidarité internationale et plus de résistance locale
partout simultanément, les quartiers, ZAD ou régions du monde ne
tomberaient pas les uns après les autres, comme des dominos. Nous
avons besoin d’autres expériences moins verticales et autoritaires
comme le Rojava, d’autres quartiers rebelles et solidaires comme
Exarcheia, d’autres ZAD un peu partout et de plus en plus. Ces
initiatives sont trop isolées. Nous comptons trop sur elles. Nous
les mythifions trop, sur des piédestaux, au lieu de les multiplier,
de les réinventer sans cesse et de créer un véritable réseau sans
frontières et horizontal dans l’entraide et le soutien
mutuel.
Sans chef, il sera beaucoup plus difficile de nous
récupérer, de nous corrompre, de nous abattre.
[Passer du
nom au verbe pouvoir]
Pour finir, rappelons-nous que le
pouvoir n’est pas seulement un nom, mais aussi un verbe. Et c’est
là, précisément, dans la confusion entre ces deux homonymes, que
se cache l’un des enjeux de notre époque : sortir enfin de la
préhistoire politique de l’humanité. Le pouvoir est un nom :
celui de l’autorité qui dirige, qui gouverne, qui exerce tout ou
partie des droits d’une autre personne ou de toute une communauté
et qui agit pour son compte. Mais pouvoir est aussi et surtout un
verbe : il signifie tout simplement être en capacité de faire.
Passer du nom au verbe, tel est l’enjeu. Détruire le pouvoir en
tant que rapport de domination pour libérer notre capacité à
penser et à choisir nos vies.
Ce qui vaut pour la société
vaut également pour nos luttes. Donnons à voir partout la société
que nous désirons. Cessons d’accepter de nous organiser dans des
structures verticales et de courir après des hommes providentiels.
Passons à l’étape suivante.
Pour prendre nos vies mains,
commençons par prendre nos luttes en mai