Aujourd’hui la Nouvelle République remet le couvert en encensant une fois de plus le chantier de la LGV Tours-Bordeaux (voir ici et là). Une fois de plus, l’argument principal est celui de la création d’emplois que susciterait ladite ligne à grande vitesse.
Passons sur les arguments écologiques, par trop évidents : les paysages lunaires et désolés du chantier, ouvrant la terre à ciel ouvert à coups d’explosifs, montrent eux-mêmes en un saisissant raccourci à quoi ressemble le système actuel - celui d’une destruction massive des espaces et des sociétés.
Plaçons-nous donc d’abord sur le terrain de l’ennemi, l’économie. Si l’on veut bien jouer cet exercice intellectuel (pour ne pas dire la contorsion) consistant à adopter le point de vue de la social-démocratie, si l’on n’admet que le cadre capitaliste pour envisager une société meilleure (la LGV est largement soutenue par les élu-e-s PS) : la LGV est déjà un non-sens total.
Ce chantier pharaonique est économiquement ruineux pour les exploité-e-s, avec des subventions énormes données à perte par l’Etat et les collectivités locales à Vinci - comme pour tous les PPP (partenariats public-privé), dont les contribuables assument seuls les pertes et les capitalises encaissent seuls les profits. Les montants délirants de ces investissements publics, en pleine période dite de “crise” où un nombre croissant de gens connaissent des conditions de (sur)vie de plus en plus inacceptables, posent en eux-mêmes la question flagrante : où va l’argent ?
Quant aux fameuses “créations d’emplois”, il faut souligner d’une part que la recrudescence d’emplois suscités par le chantier est tout à fait éphémère (comme l’admet d’ailleurs la NR). D’autre part, et cela va avec, il faut rappeler qu’à terme, comme pour toute concentration/rationalisation des moyens de production, d’échange et de distribution en système capitaliste, ce chantier n’est qu’un prélude de plus à une nouvelle baisse structurelle des emplois. En effet, la LGV désertifiera un peu plus les régions traversées et isolées par le train à grande vitesse ; la dynamique de métropolisation des espaces urbains desservis par la ligne (devenant un peu plus des noeuds d’échange accaparant toute l’activité humaine) répond quant à elle à une logique éminemment capitaliste : rationaliser l’appareil productif de façon à réduire, précisément, le coût de main-d’oeuvre… ayant pour conséquence, comme depuis plusieurs décennies, l’approfondissement du chômage. Quand la machine remplace globalement l’homme, le chassant de la sphère productive, les emplois suscités par l’élaboration de l’outil ne servent qu’à réduire globalement l’emploi.
La LGV n’est qu’un aspect du dispositif capitaliste global consistant à concentrer le capital, à maximiser le profit et à réduire globalement la rémunération de la force de travail.
Néanmoins, si profit privé et bien commun sont éminemment incompatibles et si le social-capitalisme est par définition un mensonge, ces chantiers sont loin d’être illogiques, malgré leur apparente absurdité en termes socio-économiques.
Ils répondent en effet à la logique actuelle d’un capitalisme aux abois. On peut même dire que ces chantiers délirants sont actuellement inévitables, si l’on se condamne à rester dans les paradigmes d’une organisation capitaliste de la société. Si dans le monde entier, avec l’aval de gouvernements de gauche comme de droite, ces chantiers prolifèrent, c’est pour une raison précise : le capitalisme productif ne rapporte plus assez. Et ce, depuis la fin des années 1960, précisément parce que le machinisme a marginalisé l’homme au sein du processus de production/valorisation. D’une part les investissements en machines ont pris une part prépondérante dans les investissements globaux, réduisant la part de l’investissement en force de travail humain à une portion toujours plus congrue… alors que c’est uniquement sur l’exploitation du travail humain que le profit se réalise. D’autre part, la production peine à s’écouler, au sein d’un marché prombé par la stagnation relative des salaires par rapport à la masse croissante du capital en circulation.
Le capitalisme ne peut fuir éternellement ses contradictions avec de vieilles recettes ; c’est pourquoi il se restructure périodiquement, en colonisant et en défrichant de nouveaux “gisements de profits”.
C’est la financiarisation de l’économie mondiale qui a permis, à partir des années 1970, de prolonger le maintien du profit capitaliste. D’une part en organisant la spéculation sur les profits productifs à venir, du moins susceptibles de venir. Et d’autre part en encourageant le crédit chez les salariés mal payés, pour permettre de maintenir la consommation. Tour de passe-passe, fuite en avant ? Certes, on l’a manifestement vu lors de la crise de 2008 ; n’empêche que cette restructuration a permis de maintenir le système (et les emplois avec, n’en déplaise aux “anti-libéraux” de gauche).
Le hic, c’est que la spéculation sur les profits à venir dans l’activité productive exige elle aussi, tout de même, que la production se poursuive un minimum. Sous peine de doute trop flagrant sur la réalité de la production, ce fondement incontournable, même avec mille tours de magie, de l’économie ; sans activité productive minimale pour faire illusion, il y a doute généralisé, et donc éclatement de la bulle financière, et donc dévalorisation massive du capital, et donc paralysie totale de l’économie, bref, disparition de la valeur elle-même, et effondrement pur et simple du capitalisme. Adieu juges, flics, notaires : les populations affamées se ruent sur les biens redevenus communs. Et ça, pour les possédants et les dominants, c’est pas très glop.
C’est ce rôle de caution d’un productivisme, en apparence absurde, que jouent actuellement et en toute logique capitaliste les multiples partenariats public-privé. Ces immenses chantiers de béton et d’acier, aussi laids qu’inutiles socialement, ne sont utiles qu’à la tentative de pérennisation du capitalisme, en garantissant le maintien du minimum de profits productifs juteux nécessaire à la crédibilité de la valeur globale et de sa circulation.
Voilà pour le côté économique.
A notre sens, ce qu’il faut aussi attaquer, c’est ce pseudo-argument des capitalistes, repris en choeur par leurs bardes politiciens et journalistes, de la création d’emplois. Parmi tant de laideur, de destruction écologique, de ruine d’argent public, de destruction d’espaces communs de vie, l’emploi demeure le seul et ultime argument pour soutenir ce consternant projet de LGV (comme du reste tous les PPP). L’emploi est le grand retranchement argumentaire des capitalistes et de leurs petits copains du PS et de la NR.
Or, si l’on veut bien cesser de penser “croissance”, “emploi” et “réindustrialisation” comme les sources de notre bonheur sur Terre : pourquoi les gens veulent-ils des emplois salariés (c’est-à-dire exploités et aliénés, où l’on prélève sur eux un profit, et où ils n’ont aucune capacité de décider de la nature de la production) ? Pour se procurer de l’argent, monsieur le DRH, pas pour se “réaliser”… Et pourquoi les gens veulent-ils avoir de l’argent ? Pas pour être “libres”, monsieur le politicien, mais pour s’assurer de pouvoir payer les besoins nécessaires à la vie, qui sont tous marchandisés puisque les gens ne disposent plus des moyens de les produire par eux-mêmes (on les leur a confisqués). Pourquoi faut-il payer, dans un monde qui produit déjà bien plus qu’il n’est nécessaire pour couvrir les besoins de tous les humains qui peuplent cette planète ? Pas pour être “honnête”, monsieur le juge, mais pour éviter de s’exposer au risque d’être broyé par le cerbère étatique flic-juge-maton.
Le travail salarié est comme l’argent : il est un dispositif pour maintenir la domination, la hiérarchie et les inégalités, la privation et la rareté, dans un monde qui croule sous des richesses potentiellement disponibles pour tous. Le travail est l’activité humaine dévoyée par la contrainte, par la menace réelle de crever de faim et de froid, assumée par la répression permanente des forces de “l’ordre”. L’emploi n’est pas un but en soi : il n’est qu’un moyen de survie. Les gens ne travaillent pas comme salariés pour se réaliser : il n’y a nul besoin de contraindre les gens au travail, ni d’argent, pour les voir s’organiser pour produire ce dont ils ont besoin, si tant est qu’ils possèdent les moyens de produire ces choses par eux-mêmes.
Plutôt que de nous satisfaire de “créations d’emploi” temporaires, par des capitalistes qui ne les créent que pour accroître leur profit et leur domination sur nous tous, organisons-nous enfin plutôt pour en finir avec le travail contraint ! Et si ce n’est pour l’abolir ni le déserter totalement dans l’immédiat, puisque le capitalisme est une dictature que l’on ne renverse pas par des déclarations d’intention, luttons au moins pour nous réapproprier les moyens de décider vraiment de nos vies. Organisons-nous au maximum pour produire et nous procurer ce dont nous avons vraiment besoin, en-dehors du monde du salariat. Et quand nous sommes contraints de travailler, organisons-nous pour détourner l’appareil productif et pour saboter le profit, afin de nous répproprier les moyens de décider par nous-mêmes sur nos vies : c’est là l’origine et le sens véritable du syndicalisme.
S’organiser signifie aussi se défendre, collectivement, contre les attaques du capitalisme qui semble précipiter le monde dans sa chute en avant. LGV Lyon-Turin, chantiers du nucléaire et leurs pylônes, aéroport de Notre-Dame-des-Landes… la résistance contre ces dispositifs capitalistes ne s’organise pas que sur un refus théorique ou sur une argumentation économique. Elle se construit aussi par les expérimentations concrètes d’autres façons de vivre, d’autres sociabilités, en même temps que l’organisation d’une défense aux stratégies aussi multiples que complémentaires.
Employons-nous à ne plus être employés.
Juanito, 29 décembre 2012