Les débats des gilets jaunes portent sur un projet de Referendum d’initiative citoyenne (RIC). Il est alors utile de signaler que le premier projet de ce genre a été élaboré il y a quelques 225 ans par la Convention nationale et adopté par le vote de millions de citoyens, avec la première Constitution républicaine, en juillet-août 1793.
Les députés à la Convention avaient décidé (septembre 1792) que la France serait désormais une République. Ensuite, écartant tout compromis, ils avaient jugé pour trahison et fait exécuter le roi (janvier 1793). Il était donc clair que le peuple était désormais le seul souverain admis. Au printemps 1793, un vaste débat a lieu pour définir la forme qu’aura le nouvel État républicain. Ce débat a lieu à la Convention mais aussi dans les sociétés populaires locales et les clubs, dans tout le pays. Des centaines de projets sont imprimés sur financement public et largement diffusés.
Le caractère massif et la durée exceptionnelle de la Révolution française, de 1789 à 1799, s’expliquent en bonne partie par la multiplicité et l’intensité de toutes les formes de vote et d’élection qui y ont été pratiquées (1). Depuis les assemblées locales du tiers-état de 1789 qui ont rédigé leurs cahiers de doléances, ce sont des assemblées régulières de citoyens qui ont, sous des formes très diverses, élu aussi bien toutes les administrations, les juges de tous niveaux, les directeurs des postes, les commissaires de police, les officiers de la garde nationale ou les syndics des gens de mer… et bien sûr les députés. Au total, peut-être un million de fonctionnaires publics.
La discussion sur la nouvelle Constitution brasse donc des expériences récentes. Les gens de l’époque considèrent très majoritairement que, pour décider, pour élire, pour se prononcer, le peuple doit s’assembler. En termes d’époque, là où des hommes ne délibèrent pas ensemble, il n’y a point de vœu commun… C’est là une façon de raisonner que nous n’avons conservée que dans nos associations, mais elle était admise par des millions de gens. Parallèlement, à partir de l’adoption des cahiers de doléances, l’idée de mettre les revendications par écrit était restée très vivante : chaque fois que les citoyens s’assemblaient, ils avaient tendance à reprendre la parole et la plume et les assemblées de citoyens devenaient plus permanentes chaque fois qu’une crise de ravitaillement, une offensive militaire ou une rumeur menaçante les menaçaient.
L’élection de la Convention, en août septembre 1792, s’est faite dans un puissant mouvement collectif mais masque une contradiction fondamentale. L’immense majorité de cette assemblée se considère comme formée de représentants du peuple, investis des pleins pouvoirs. Ceux qui se considèrent comme des démocrates, chargés de mandats impératifs, révocables, sont très rares. Si la majorité veut construire un régime purement représentatif, où les représentants auront toute la responsabilité du pouvoir, les minoritaires cherchent au contraire, de la fin 1792 au printemps 1793 à inclure dans la Constitution des pouvoirs exercés directement par le peuple, puisque ce dernier est capable de se réunir dans ses propres assemblées. Une forme de recours à ce que nous appelons démocratie directe apparaît donc sous le terme d’époque de vote populaire, un vote qui est décisoire et direct. Toutes sortes de sujets sont concernés, jusqu’à la loi du 10 juin 1793 sur le partage des communaux qui est la première (et sera la seule) à donner le droit de vote (et ici de partage) aux femmes.
Ce débat sur le vote direct des citoyens reste politiquement marginal jusqu’à ce que vienne au premier plan un conflit bien plus brûlant, celui sur la façon de mener à bien la guerre qui s’est généralisée. Deux courants s’affrontent alors, Girondins et Montagnards, et les seconds n’ont pas d’autre choix que de s’appuyer sur les sans-culottes des sections de Paris. L’issue en est l’insurrection parisienne des 31 mai – 2 juin 1793, qui marginalise les dirigeants Girondins ; une nouvelle majorité se forme où le point de vue démocratique est mieux représenté. D’où un compromis sur la rédaction de la Constitution : le futur régime devra combiner la représentation avec la possibilité pour les citoyens de trancher directement les choix majeurs. C’est le sens du texte adopté par la Convention les 23 et 24 juin et qui sera ensuite soumis au vote populaire en juillet août – en pleine guerre étrangère et alors que la guerre civile menace de partout. Discuté et amendé par d’excellents juristes, ce texte de compromis entre gouvernement représentatif et ce qu’on appelle alors démocratie se veut un pas vers le gouvernement direct du peuple par lui même. Et c’est dans ce cadre que sont adoptées les modalités qui se rapprochent – ô combien – des projets de RIC.
L’Acte constitutionnel fixe les conditions requises pour exercer la citoyenneté, qui est ouverte à tous ceux qui résident sur le territoire et participent à la vie sociale, quelle que soit leur nationalité. Il adopte pour la première fois l’élection directe des députés dans des circonscriptions territoriales de 39 à 41 000 votants, procédure proche de notre « vote d’arrondissement », individuel et direct. Le travail des futurs parlementaires, élus pour un an seulement, sera cependant contrôlé par un mécanisme démocratique. A cet effet, il est précisé que les assemblées primaires (cantonales) ont une fonction délibérative. Dans la Déclaration des droits arrêtée le 23 juin, l’article 26 donne une définition essentielle : Aucune portion du peuple ne peut exercer la puissance du peuple entier ; mais chaque section du souverain assemblé doit jouir du droit d’exprimer sa volonté avec une entière liberté. Dans l’Acte constitutionnel arrêté le 24 juin, il est parfaitement clair, dés l’article 2, que Le peuple français est distribué, pour l’exercice de sa souveraineté, en Assemblées primaires de canton, et que – par l’article 10 – Il délibère sur les lois.
De ce fait, si l’Assemblée nationale peut adopter des décrets sur des points ponctuels, particuliers ou urgents, ces décrets sont soigneusement distingués des projets de lois, de portée générale, qui, eux, seront soumis à l’approbation ou à l’improbation des assemblées primaires. Logiquement, ce système n’organise que leur improbation. En pratique, elles devront s’autoconvoquer, selon des modalités bien définies, avec des taux de participation exigés pour que leur convocation soit valable comme pour que la validité de leurs votes soit admise. Contre l’avis qui avait été formulé en séance par Robespierre, le texte final laisse donc aux assemblées primaires la possibilité de se réunir extraordinairement sur la demande d’un cinquième de leurs membres, quitte à ne pouvoir délibérer valablement que si la moitié plus un de leurs membres inscrits sont présents art. 34 à 36). C’est là une méthode de quorum que la Convention avait déjà adoptée à d’autres occasions. L’improbation d’un projet de loi doit avoir lieu dans un délai de 40 jours après son adoption par le législateur, et ce dans la moitié plus un des départements, par un dixième des assemblées primaires de chacun d’entre eux. Au cas où un projet serait ainsi rejeté, c’est alors à l’ensemble de ces assemblées, dûment convoquées par la représentation nationale, qu’il reviendrait de trancher (art. 19-20, 56-60).
Mais les assemblées primaires peuvent également s’auto convoquer, selon les mêmes modalités et aux mêmes conditions de quorum, pour proposer, à un moment quelconque et sans délai particulier, de modifier la Constitution, en réclamant la convocation extraordinaire d’une convention, à laquelle la Représentation nationale est alors tenue (art. 115-117). La fonction délibérative des assemblées primaires existe donc nettement, non pas seulement comme une forme restreinte à 40 jours, pour une difficile « censure populaire« , mais aussi comme un mécanisme réel de révision qui supposerait lui-même la nécessité de mener une « campagne » dans le pays pour réunir le nombre nécessaire de votes d’assemblées primaires. On comprend que cette possibilité a polarisé des débats parmi les conventionnels, qui étaient de bon juristes et des praticiens du vote.
Le vote local des citoyens sur les lois a donc été pensé comme un compromis entre représentation et démocratie, aux sens de l’époque. Les termes en sont d’ailleurs remis en débat dans des centaines d’exemples lors du vote populaire sur l’adoption de cette Constitution, en juillet-août 1793, lorsque des assemblées primaires de toutes couleurs politiques affirment leur droit d’user de leur portion de souveraineté.
L’Acte constitutionnel de 1793 représentait donc un sérieux élargissement des droits politiques, dont les femmes restaient cependant exclues ; il n’allait pas non plus jusqu’à reconnaître des droits sociaux, comme celui au travail ou à l’assistance, le projet de Déclaration des droits élaboré par Robespierre n’ayant pas non plus été retenu, mais il conservait le référendum d’initiative citoyenne.
La Constitution ainsi adoptée par le vote populaire sera très largement diffusée pendant des années, sans jamais être mise en application, mais elle deviendra une référence majeure des républicains radicaux au 19e siècle. Il est tout à fait normal qu’elle réapparaisse dans le débat démocratique sur le RIC.
(1) ABERDAM, S., BIANCHI S., GAINOT, B. et autre (ouvrage collectif), Voter, élire pendant la Révolution française, 1789-1799. Guide pour la recherche, seconde éd. revue et augmentée, Paris, CTHS 2006, 494 p.
Jean-Baptiste Salle, député girondin, Rapport pour la commission des six chargée de l’examen des projets de constitution, 15 mai 1793.
Serge Aberdam, 20 décembre 2018