LA PRIVATISATION DU PORT DU PIRÉE EN GRÈCE : CE QUI SE PASSE RÉELLEMENT

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La privatisation du port du Pirée en Grèce : ce qui se passe réellement
2/11/2015,
Anastasia Frantzeskaki Αναστασία Φραντζεσκάκη
Traduit par  Jean-Marie Réveillon
Edité par  Fausto Giudice 

Intervention au débat d’experts organisé à Berlin par le groupe parlementaire de Die Linke (La Gauche) au Bundestag le 2/11/2015, sur le thème des privatisations de l’énergie électrique, des ports et des chemins de fer en Grèce. Anastasia Frantzeskaki travaille depuis 1987  à l’Autorité du port du Pirée (OLP, Organismos Limenos Peiraios) et est membre de la Fédération des travailleurs des ports de Grèce (OMYLE).
1958

Le port du Pirée, l’OLP, est un port qui a des activités multiples et un rôle social important. Il s’est développé dans une région à l’habitat dense. C’est un port enclavé dans la ville. Tant le développement économique de l’agglomération du Pirée que sa démographie sont durablement et indissolublement liès au modèle de développement du port.
Les activités multiples du port sont les suivantes :
– C’est le plus grand terminal de croisière de la Méditerranée orientale, l’un des plus grands de la Méditerranée, et le mieux équipé du pays. Plus de deux millions de passagers y transitent chaque année. C’est sur son existence et sur l’offre des services qui lui sont adossés que s’appuie le plan national global pour les croisières. Le terminal a un indice de rentabilité élevé. Son programme d’investissement d’un montant de 130 Millions d’euros a été assuré à 95% par des financements européens. Dans l’éventualité d’une privatisation, ce financement sera perdu.
– C’est le plus grand port de navigation côtière en Europe, et l’un des plus grands du monde. Il dessert 96% des liaisons avec les îles de la Mer Egée et la Crète. Avec la navette de Pérama [qui assure la liaison entre le continent et Salamine NdT], sa fréquentation annuelle est de 16 millions de passagers et de 5 millions de véhicules. La navigation côtière a un caractère social. Ses tarifs sont contrôlés par l’État. Dans une large mesure, ce sont d’autres activités bénéficiaires qui ont financé la construction de ses très coûteuses infrastructures.
– C’est le plus grand terminal pour les automobiles en Méditerranée Orientale, avec un fort indice de rentabilité. C’est le centre de transit en direction des Balkans et de la Mer Noire.
– Il comprend le pôle de réparation navale de Péramata, pour lequel l’OLP fournit la plus grande partie de l’installation portuaire et deux quais flottants.
– De plus, le port dispose de deux terminaux de containers. Ces cinq dernières années l’un d’eux a été placé sous la gestion de la Cosco [China Ocean Shipping Company, entreprise publique chinoise dont la SEP est une filiale NdT]. Alors que l’OLP l’avait construit et équipé, il a été concédé avec sa liste de clients. Le deuxième terminal qui a été achevé en 2010 a lui aussi été financé dans sa totalité par l’OLP. Il a coûté 190 millions d’euros, et reste sous la gestion de l’OLP.
Appartiennent également au secteur de l’OLP :
  • La zone qui va de Marina Zeas jusqu’à l’Académie Navale.
  • Le front de mer de la zone de Lipasmata. [Ancien site d’industries chimiques aujourd’hui en friche,  NdT]
  • Psyttalia [Îlot proche de Salamine NdT]
  • Le site archéologique de Kynosouras.
Du Pirée jusqu’à Pérama et jusqu’à Salamine l’OLP constitue une entreprise d’importance vitale pour l’ensemble de l’agglomération. Par ailleurs, sur la durée, c’est un organisme public rentable. Il a réalisé avec ses capitaux propres de gros investissements en matière d’infrastructure sans peser sur le budget de l’État, et il continue de le faire. Il fournit des emplois directs et indirects. Grâce à son mode de fonctionnement non centralisé, et parce que son caractère de service public prédomine sur les aspects économiques, il permet à beaucoup d’entreprises de se développer en fournissant des services autour de lui. Par exemple, pour cette raison, il n’a pas implanté de centre commercial à l’intérieur du terminal de croisières. Au contraire, dans le même temps, il donne à près de 600 petites et moyennes entreprises la possibilité de travailler dans la zone protégée.
Il est important de bien comprendre que l’OLP est un organisme doté d’une double identité. C’est une entreprise du secteur public à caractère de service public, qui parallèlement développe aussi des activités commerciales. En tant que telle, elle a le rôle et les pouvoir d’une autorité publique, c’est-à-dire qu’elle gère et répond de biens publics qui ont à voir avec des fonctions vitales de l’État, telle que la sécurité nationale, le contrôle des activités portuaires, la navigation, le relevage des épaves, les liaisons entre nos îles et le continent, le tourisme, le commerce d’import-export. De plus, elle est seule comptable du respect et de l’application du cadre législatif sur l’environnement, elle a le label Port Vert et dispose de la certification ISO pour l’environnement. Cela se traduit par des dépenses de l’ordre de deux millions d’euros par an. Une condition qui a été ôtée de l’offre officielle de vente, ce qui met en lumière le cadre de développement dans lequel doit s’insérer la privatisation projetée.
L’OLP exerce une série de fonctions d’administration qui découlent du fait qu’elle est une Autorité Publique. Aucune société privée ne peut –ni ne doit- se substituer à l’autorité publique. Il est inconcevable, même dans le cadre d’une politique de privatisation qu’il n’y ait pas d’Autorité Publique du Port. C’est la règle partout en Europe.
Le modèle de la vente des actions conduit à la création d’un puissant monopole privé ; c’est un modèle unique dans toute l’Europe, si ce n’est à un niveau mondial. En Europe on a observé un précédent semblable dans quelques ports en Grande-Bretagne à l’époque Thatcher, mais il s’est limité à des ports exclusivement commerciaux et sans caractère stratégique. Par exemple, on n’envisage pas la privatisation du port d’Aberdeen à partir duquel est distribué le pétrole de la Mer du Nord. Dans tous les cas, ce modèle a enregistré des échecs et a été abandonné à partir de 2000, une ample bibliographie signale quels problèmes il occasionne.
Ces problèmes concernent la régularité et la continuité de l’offre en matière de transport. Souvent l’État est pris en otage par les revendications des compagnies, qui exercent un chantage pour que soient créées des infrastructures mises au service des ports privés. Dans d’autres cas, lorsque des « investisseurs » privés ne percevaient pas les profits attendus des ports qu’ils géraient, ou qu’ils changeaient de stratégie, ils se contentaient de tout laisser tomber, sans souci des conséquences économiques et sociales. La Grande-Bretagne a essayé de remédier à certaines d’entre elles à l’aide de trois réformes, sans avoir encore obtenu les résultats espérés.
2009
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L’évaluation de l’OLP
Ces dernières années s’est développée une politique de communication qui déprécie l’offre et le potentiel de développement de l’OLP publique en vue de faciliter sa cession. On cultive ainsi à nouveau une attente immodérée d’investissements qui pourraient advenir dans la région, bien que dans une large mesure le programme d’investissement de l’OLP ait été mené à terme, et que pour les secteurs restants des investissements aient été garantis.
Puisque nous avons déjà la mauvaise expérience de la SEP [La compagnie chinoise « Terminal de Containers du Pirée », filiale de la Cosco NdT], je souhaiterais vous rappeler quelques aspects de cet investissement stupéfiant.
Le quai III a vu le jour, mais tout l’équipement en machines est arrivé tout monté de Chine, quand il n’a pas été acheté en Scandinavie. Rien n’a été fabriqué en Grèce, alors qu’il en existait la possibilité. L’investissement du Pirée alimente le développement de la Chine.
Le tarif du trafic intérieur –dont le volume est constant- a augmenté de 30%. C’est le marché, et nous tous qui payons l’augmentation.
Le secteur se transforme en une zone d’emploi à bas coût, précaire et non spécialisé. 800 dockers travaillent sur les quais II et III de la Cosco. Le statut de docker ne leur est pas reconnu. Deux niveaux de sous-traitance interviennent. Ils sont employés en alternance 14 et 16 jours dans le mois. Jusqu’à récemment, il n’y avait pas de représentation du personnel. Le syndicat qui s’est créé après une grève-révolte en juillet 2014 n’a pas encore réussi à signer une convention collective. Les contrats de travail individuels continuent donc d’être en vigueur. Les conditions d’hygiène et de sécurité sont misérables. Il n’y a toujours pas d’ambulance sur place pour éviter d’avoir à déclarer des accidents du travail, qui ne sont pas rares. Il n’y a pas de procédure systématique de formation. Les embauches mentionnées plus haut ont détruit 500 emplois à temps plein, qui bénéficiaient des acquis sociaux et d’une convention collective.
Les 4 dernières années, on a produit beaucoup de richesse dans le secteur, le rang du port dans le classement international s’est élevé mais il est clair que c’est la Cosco qui en a profité presqu’exclusivement. Les bénéfices pour l’économie locale et la société ont été extrêmement limités.
On note un autre effet secondaire : le fait que l’espace soit devenu zone interdite. Les visites de l’inspection du travail sont rares, et sans enquêtes notables. Cette image est en totale discordance avec la liste des revendications présentées lors de la grève-révolte de juillet 2014.
L’OLP ne peut faire usage des compétences qui reviennent à l’Autorité du port à l’intérieur du périmètre de la Cosco. Je mentionne qu’elle n’a pas la possibilité de contrôler dans quelle mesure elle se conforme avec la législation sur l’environnement, alors qu’au même moment elle a reçu le label port vert.
Le Ministère de la Marine n’envisage pas d’enquêter sur ce qui se passe exactement. Le passage à des postes de direction de la Cosco de cadres de la douane et de l’administration centrale de la capitainerie ne laisse pas non plus d’étonner. Par exemple, une ancienne directrice des douanes a poursuivi sa carrière à la Cosco dans un poste de responsable chargée des relations avec la douane. La douane a accepté de signer un accord avec la Cosco et l’OLP et en a profité pour avoir la possibilité de gérer seule ses passerelles de transit au cas où la douane est dans l’impossibilité de fournir le personnel nécessaire. En termes simples, après cinq heures de l’après-midi et pendant les week-ends, c’est la Cosco qui a la responsabilité de tout ce qui entre et sort dans le port. La douane garde le droit au contrôle inopiné ! Le précédent capitaine du port du Pirée est désormais en charge de l’application du protocole de sécurité (ISPS Code) sur le secteur du port géré par la Cosco, et personne ne se pose de question.
Quant à la discussion à propos de l’Autorité Portuaire, qui est censée se dérouler quelque part en ce moment –nous n’en sommes pas informés en tant que syndicats- quelle réalité aura-t-elle si on n’abroge pas l’interdiction de pénétrer dans la zone de la SEP, et qu’on ne réintègre pas les compétences qui ont été à tort concédées -par exemple la gestion de l’accostage de ses navires, ou d’avoir un blanc-seing pour gérer en secret les questions d’environnement ?
Estimation
En tant que syndicats, nous demandons depuis longtemps de quelle façon la valeur du port principal de notre pays a été évaluée, et par qui. La réponse nous est parvenue récemment avec l’appel à candidature diffusé par le TAIPED [Organisme chargé de liquider les biens publics grecs, aux mains des institutions européennes NdT] pour une expertise indépendante de la valeur du port du Pirée.
En termes simples, et contrairement aux affirmations constantes du TAIPED, cela fait des mois que se négocie la vente d’un port dont on ne connaît pas le prix. A plusieurs reprises le bruit a couru, et il a été écrit, que le montant des recettes prévues pour la vente du port approchait à peine les 500 millions d’euros. Il existe aussi le document adressé aux institutions [la Troïka] mis en circulation avant le référendum, où on faisait référence à des recettes de 610 millions d’euros pour la vente des 12 grands ports du pays.
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Quotidien TO PARON, 17 mars 2014 :
Ils sont en train de faire cadeau du port du Pirée aux Chinois !
Ils le vendent pour 250 millions d’€ alors qu’il vaut plus d’1,63 milliard
Ils ont changé les termes pour exclure tout autre investisseur
La vente est inconstitutionnelle selon le Conseil d’Etat

Dans cette discussion, qui se doit d’être publique, nous pouvons apporter quelques paramètres objectifs.
La valeur actualisée nette du contrat de la Cosco rien que pour les quais II et III est estimée à un milliard d’euros. Pour le reste des activités du port (croisières, liaisons intérieures, transport de voitures, radoub), à travers quelles procédures sa valeur marchande a-t-elle été évaluée ? Par qui ? Et quel peut bien être en fin de compte le montant ? Le rôle social du port, à combien l’estime-t-on ? Et ne mentionnons pas les intérêts géostratégiques du pays, qui sont bien sûr inestimables –et si on se base sur la façon de gérer jusqu’ici le problème, ils ne sont pas exclus du lot.

Pour finir, permettez-moi une question rhétorique
Le rôle du port du Pirée dans la récente gestion du problème des réfugiés aurait-il été le même avec la Cosco aux commandes du port ? Actuellement on a réservé à cette intention un terminal, deux centres d’accueils de passagers et les autobus intérieurs. L’OLP absorbe le coût de l’opération, elle ne fait pas de profit au détriment des réfugiés, elle aide au moyen de ses ressources et de son infrastructure le travail des réseaux de solidarité qui agissent sur le port.
A combien évalue-t-on, donc, le port du Pirée ?

Notez encore deux paramètres intéressants
Le loyer que verse aujourd’hui la Cosco à l’OLP et à l’État grec, elle le paiera à elle-même dans la période à venir. Si on calcule le montant du loyer qui sera payé de 2015 à 2025, elle aura remboursé son contrat et couvert également le paquet d’investissements supposé.
Selon la loi 4150/2013, celui qui contrôle la majorité des parts dans l’OLP a la possibilité de continuer, et de mettre en place le système portuaire de l’Attique. Il peut réunir sous sa tutelle les ports d’Eleusis, de Lavrio, et de Rafina ; et créer de cette façon un monopole privé pour l’ensemble des agglomérations de l’Attique.

16 mai 2015: Stavros Theodorakis (c.), chef du parti d’opposition « centriste » Potami (La Rivière) en visite au PCT (Terminal de containers du Pirée), où il est accueilli par l’ambassadeur Zou Xiaoli dr.) et le PDG du PCT COSCO le capitaine Fu Chengqiu (g.) ( photo Marios Lolos/Xinhua)
Et pour conclure, une question embarrassante :
Qu’en est-il des exemptions d’impôts dont bénéficie la Cosco ? Sur la base de la loi qui a validé l’accord initial de cession entre l’OLP et la Cosco, cette dernière s’est vu concéder, en plus d’un contrat léonin, un statut particulier d’exemption fiscale. En tant que syndicats, nous avons déposé un recours auprès de l’UE, dénonçant cet état de fait. Quatre années plus tard, le Conseil Européen de la Concurrence a statué : Ces dispositions ont été concédées à tort, elles constituent une subvention indirecte de l’État et doivent être annulées ; des impôts à hauteur de 50 millions doivent être restitués à l’État grec pour les années précédentes. Le jugement définitif a été publié dans le journal de l’UE.
L’État grec finira-t-il par les réclamer et par exiger la modification de ce statut à partir de maintenant ?