Que
serait l'État
sans ces dizaines de milliers de « petites
mains »
qui dans toutes les administrations, du local au national, sont
chargées d'exécuter les directives politiques, sans se soucier bien
évidemment des conséquences de ces directives sur la vie des
citoyens : une « petite
main »
dès lors qu'elle est au travail n'appartient plus à un citoyen mais
à un fonctionnaire chargé d'exécuter les ordres, non de penser et
encore moins de les remettre en cause.
Ken
Loach dans son dernier film « Moi,
Daniel Blake »
montre comment, une hôtesse d'accueil, une conseillère au pôle
emploi, un agent de sécurité, isolés chacun dans leur rôle, ne
faisant qu'appliquer des règles, sans discernement, participent à
la négation de l'individu, à son humiliation allant jusqu'à sa
destruction.
En
quoi ces « petites
mains »
sont-elles responsables de la mort de Daniel Blake ? J'ai entendu
dire à la sortie du cinéma : « La
faute est à ce système ultra libéral !».
Oui, certes, mais un système ne peut fonctionner que si il y a des
hommes pour le faire fonctionner !
Bienvenue
au pays de Kafka !
Ainsi,
dans tous les « Pôle
emploi »
de France et de Navarre, les « petites
mains »
ont 15 minutes pour évaluer les documents concernant tel ou tel
chômeur et décider des suites à lui donner. Un quart d'heure pour
faire quelques photocopies, rechercher sur un ordinateur les
dernières informations relatives à l'application des dernières
règles d'attribution des droits, cocher les cases d'évaluation de
la fiche B-12 de mars 2008 modifiée en juin 2015, et enfin, remplir
le formulaire PE-6. Au bout de cette fiche, cela peut être la
décision de diminution ou de suppression des indemnités, pire, la
radiation de l'immatriculé en question, Monsieur Dupont dans le
civil.
La
multiplicité des formulaires est là pour bien sûr palier l'absence
de vraies relations. Fin de l'histoire !
Les
quotas de radiation sont respectés par l'agence, qu'importe que la
décision soit infondée, injuste pour Mr Dupont ! Et si celui-ci, à
la réception du courrier lui annonçant les bonnes nouvelles, décide
de mettre fin à ses jours, rassurons-nous personne n'est
responsable. C'est le système !
Bien
pratique cet anonymat qui exonère les « petites
mains »
qui font tourner la machine, parfois avec zèle. Certains diront :
« Elles
n'ont fait que leur travail ! »
! Bien sûr, comme le chef de gare qui aiguillait les trains vers
Auschwitz !
Hier
comme aujourd'hui, l'État
a bien compris tout l'intérêt de l'application dans ses
administrations du concept d' « Organisation
Scientifique du Travail »
pensé par Frederick Taylor : le salarié exécute le travail pensé
par d'autres (verticalité), travail décomposé en tâches simples
éliminant toute réflexion et perte de temps inutiles à la
rentabilité (horizontalité).
De
la même façon que le Taylorisme avait pour but la division du
travail afin d'obtenir le rendement maximum dans le cadre d'une
production de masse, l'organisation administrative de l'État
consiste à parcelariser au maximum la réalisation de son projet
global au service du capitalisme.
Ainsi
chaque « petite
main »
n'est informée, formée qu'à l'exécution d'une toute petite partie
du projet global. Elle n'est pas censée avoir connaissance de
celui-ci, encore moins d'avoir conscience des enjeux et conséquences
sur la vie des citoyens. Qu'adviendrait-il alors de l'État
si les « petites
mains »
conscientes de la responsabilité que l'État
leur fait porter se mettaient tout bonnement à refuser de jouer le
jeu ?
Pour
éviter ce risque il suffit à l'État
de s'appuyer sur les tendances naturelles et profondes de l'homme, à
savoir son égocentrisme, son désir de soumission allié au désir
de soumettre autrui considéré plus fragile. A l'inverse le désir
de solidarité n'est en rien inné chez l'homme. Plus les périodes
de crises s'accentuent et plus l'individualisme fleurit sur un
terrain privé de tout lien social, de désir de solidarité. Pour
être solidaire des autres, encore faut-il se reconnaître dans
l'autre ! Voir dans l'autre le même exploité que soi. C'est cette
conscience là qui permet d'acquérir la conscience de l'appartenance
à une classe, la conscience de classe et donc l'envie de lutter
collectivement.
Il
fut un temps où les bourses du travail, les premiers syndicats
permettaient la formation des travailleurs, l'acquisition d'une vraie
culture ouvrière.
Place
aux générations sans culture du passé, sans repères d'avenir si
ce n'est consommer toujours plus d'objets inutiles.
Le
Système impose sa loi et la fait appliquer par ses « petites
mains ».
Et
si il arrive que celles-ci soient saisies de troubles de conscience,
de compassion envers les victimes du système, elles n'auront qu'à
donner de leur temps dans les organisations caritatives, faire oeuvre
de charité à défaut de justice et d'égalité !
Comble
de l'ironie, ces « petites
mains »
retrouveront aux « restaurants du coeur » les anonymes
qu'elles ont participé à virer par le pôle emploi de leur commune
!
Mais
le plus terrible n'est-il pas de savoir que certaines de ces
« petites
mains »
continueront dans ce temps de bénévolat à appliquer les décisions
prises par d'autres. Comme au bureau, à nouveau ficher,
sélectionner, trier, cocher ! Comme au bureau faire respecter les
consignes et les critères élaborés par d'autres. Au bout, décider
de l'octroi ou non de deux paquets de nouille et d'un pot de yaourt !
La
vraie force de l'État
est là : faire en sorte que des dizaines de milliers de femmes et
d'hommes participent au grand projet d'aliénation, et faisant le
déni de leur propre exploitation.
La
force du système est bien là, « amener des millions de
pantoufles, par leur silence, à légitimer les bruits de bottes ».
Alors
la solution ?
Oui,
je sais, ce billet est assez désabusé, c'est la faute à Kafka
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