Ils
ont de la chance, les managers de la République. Les gens ordinaires
n’ont pas encore ressenti l’intérêt de faire la grève et d’en
savourer les fruits. Pourtant, il y aurait de quoi s’offrir de
belles journées. Il y aurait de quoi s’offrir à soi-même une
belle émotion, libératrice, gentiment subversive, brève et forte.
Faire la grève, ce serait, disons-le comme ça, une grande, une
belle petite joie, j’en suis sûr. Ne serait-ce que d’un petit
point de vue personnel, au ras du quotidien.
Pensons
aux matins d’hiver, dans les grandes villes. Au métro bondé, aux
odeurs de cheveux, de déodorant, à l’étouffoir des petites
angoisses, de la lassitude résignée des salariés « qui ne sont
rien », d’après ce qu’en dit le grand manager des Français.
Coincé entre les épaules et les soupirs des inconnus, on se prend à
rêver. Et si aujourd’hui, on ne se laissait pas faire ? Et si on
n’avait pas à subir les mille servitudes du travail aujourd’hui
? Oui, on se prend à rêver. Et on repense, avec un peu d’anxiété
peut-être, mais aussi une jubilation secrète, à nos journées
d’école buissonnière.
Il
y a des jours comme ça. Des jours où la farandole des imposteurs, à
la télévision, à la radio, au bureau, sur le chantier, exaspère
plus que de raison. Des jours où on nous en demande trop, en tout
cas plus que ce qu’on est en mesure de donner. Et d’un seul coup,
c’est étrange n’est-ce pas ?, le refus, la ruse, le demi-tour
nous appellent. Et nous disent : là, vraiment, non. Hier d’accord,
demain je ne dis pas. Mais aujourd’hui : non.
Parfois,
ce n’est pas notre faute. Un enfant est malade, la salle de bain du
voisin fuit à travers le plafond, la neige encombre les routes, la
grippe nous saute à la gorge. Alors on reste à la maison,
secrètement libéré, secrètement rebellé contre les agendas
partagés, les réunions hebdomadaires, les problèmes en suspens,
les directions des ressources humaines, les premiers de cordée.
La grève au fond, il faudrait l’essayer, pour voir.
La
grève au fond, il faudrait l’essayer, pour voir. Allez savoir si
perdre un jour de salaire, peut-être même plusieurs, n’en
vaudrait pas la peine. Ne serait-ce que pour voir la tête de ceux
qui trouvent ça fou, ou qui trouvent ça irresponsable. Payer pour
voir, comme un coup de poker dérisoire et drôle.
Je
me prends à songer à la puissance qu’aurait, dans mon beau pays
malade, une grève générale faisant s’affaler en une journée
tout l’ordre dominant, le gelant soudain, le faisant baisser d’un
ton, le contraignant à l’immobilisme absolu, silencieux,
fulminant, dans l’incompréhension générale, la stupéfaction et
l’anxiété. Quelle panache ! « Mais que veulent-ils ? » se
répéterait-on alors partout, sur les plateaux de télévision, dans
les cabinets, dans les salles de réunion du Président. Enfin la
question serait posée. Et une réponse serait attendue.
Quelle
belle fiction ce serait, quel beau roman d’un jour ! Le lendemain,
j’en suis sûr, quelle que soit la réaction du patron, des
collègues, des confrères, au moins, avouons-le, on sourirait. Notre
journée, notre semaine peut-être, et pourquoi pas notre mois
d’école buissonnière, aurait eu le mérite de tout chambouler en
silence. De faire peur, sans un geste violent. Et imaginons alors que
nous ne soyons pas seul à nous lever le matin, à nous rendre au
travail et, plutôt que de mentir pour nous tirer d’affaire, à
clamer haut et fort qu’aujourd’hui, on répondra « non » à
tous les ordres. Et que la loi nous protège.
Oui,
vraiment, ils ont de la chance, les managers de la République.
texte de Léonard Vincent
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