Au procès ultime (en cassation) des dix personnes poursuivies pour "dévastation et pillage" au cours des manifestations contre le sommet du G8 de Gênes (2001), onze ans plus tard, et alors que le carabinier assassin de Carlo Giuliani a été acquitté, cinq personnes ont vu leurs peines de prison confirmées, dont une est envoyée à l'ombre pour dix ans, cinq autres sont renvoyées en jugement pour évaluation d'éventuelles circonstances atténuantes. Quelques jours plus tôt, le procès des flics massacreurs de l'école Diaz s'était conclu par des peines qui leur permettront d'éviter de passer un seul jour en prison. Les chefs de ces abrutis qui ont tabassé presque à mort et torturé des gens souvent déjà blessés ont tous été promus, dont le principal, De Gennaro, soutenu par la gauche et la droite dans sa carrière, est maintenant à la tête des services secrets.
Dans un texte écrit peu après ces trois journées de juillet qui ont marqué un tournant historique dans l'affrontement entre le gouvernement du monde et ses opposants, j'affirmais " le rejet radical de l’obscène discours sur la “ violence ”, qui réunit sous le même vocable la casse des choses effectuée par des manifestants et les cassages de gueule forcenés pratiqués par les forces de l’ordre, qui met sur le même plan le bris de vitrine et le bris des os et le meurtre pur et simple qui furent l’œuvre des flics. Ceux qui accordent autant d’importance à la destruction des biens qu’à celle des personnes, montrent de quel côté de la barricade ils se trouvent : c’est justement contre ce gouvernement des choses que nous (des milliers de gens) nous nous sommes insurgés. Ensuite il faut bien dire que, face à cette ville qui semblait incarner comme un nouveau pas en avant vers la minéralisation du monde, devant le mufle casqué et blindé de Big Brother, la pulsion destructrice me semble plutôt une manifestation vitale. Plus généralement, je dirais que je n’ai pas envie de parler avec ceux qui, en face de la vie qui nous est faite, n’ont jamais ressenti l’envie de tout casser."
Aujourd'hui, "l'obscène discours sur la violence" triomphe. Sur le site des Wu Ming, vous pourrez avoir accès en italien et en d'autres langues, à une série d'intervention sur le sujet, dont une de Patti Smith en concert à Bologne.
L'ami Wu Ming 4 a écrit un très beau texte dans la nuit qui a suivi ces condamnations. En voici la traduction (le titre est de moi) :
L'ami Wu Ming 4 a écrit un très beau texte dans la nuit qui a suivi ces condamnations. En voici la traduction (le titre est de moi) :
Gênes 2001 et les sentiers de la gloire
Il est clair que cette nuit, il n'y a aucune gloire. Et demain matin, aucun horizon. C'était aussi par antiphrase qu'était ainsi titré le fim de Stanley Kubrick, un des plus beaux contre le caractère obtus et inhumain du militarisme. La trame est connue: durant la Première guerre mondiale, sur le front occidental, un général français inepte lance une attaque impossible contre une fortification allemande. Les troupes françaises ne réussissent même pas à sortir des tranchées, elles sont fauchées par les mitrailleuses, renvoyées en arrière. L'attaque est une catastrophe totale. Pour ne pas passer pour un incapable, le général attribue la faute à la lâcheté de ses soldats et donne l'ordre d'en fusiller cent, tirés au sort. Le Haut commandement lui en concède trois. Trois boucs émissaires, qui paieront pour tous, même si ce n'est la faute de personne, ou plutôt, si c'est celle des chefs. De ceux qui ont voulu la guerre.
La justice italienne, ce soir, n'est pas différente de la justice militaire dans le film de Kubrick (qui s'était inspiré d'un événement réel). Là aussi, il y avait un bon avocat de la défense, qui était vaincu par une sentence grotesque, presque caricaturale dans son absurdité.
La justice italienne a décidé que cinq personnes paieraient pour tout le monde. Cinq autres pourraient s'y ajouter. Et ainsi, on fait politiquement jeu égal avec le jugement sur l'école Diaz. Peu importe que les condamnations des policiers concernent le tabassage et le massacre pré-organisé de personnes, qui plus est sans défense, tandis que les condamnations des manifestants sont motivées par la destruction de choses, d'objets inanimés, au milieu du chaos généralisé. L'un d'eux se prend dix ans de prison.
Dix ans. Presque le même laps de temps écoulé depuis lors. Entre temps, comment savoir ce que sont devenues les vies de ces personnes par rapport à cette époque. Entre temps, les dégâts matériels aux choses ont été réparés, les assurances ont remboursé, le monde a changé. Entre temps sont passées en boucle sur tous les canaux de communication, jusqu'à devenir partie de l'imaginaire collectif, les images de ce qu'a été Gênes durant ces journées, du comportement des forces de l'ordre, du climat qui s'était créé. Entre temps, sur le G8 de Gênes, on a tourné des documentaires et des films, publié des dizaines de livres, fait couler des fleuves d'encre. Et après tout cela, doit arriver la sentence qui prétend faire payer l'addition à dix personnes, métaphoriquement tirées au sort par le destin, par le truchement d'une vidéo plutôt que d'une autre, d'une photo prise une seconde avant plutôt qu'une seconde après. Les trois soldats du film de Kubrick.
J'étais à Gênes au mois de juillet d'il y a onze ans. J'étais derrière le premier rang des boucliers de plexiglas via Tolemaide, quand le cortège a été chargé à froid et asphyxié par les gaz, sur une portion du parcours autorisé. Avec dans le dos dix mille personnes, il n'était pas possible de reculer, et la seule solution pour nous sauver et empêcher que les gens soient écrasés, a été de repousser la charge comme on pouvait, et à la fin, après le désastre, après la bataille, après la mort, de protéger la queue du cortège qui repartait en arrière sous les jets des autopompes. Et j'étais là aussi le lendemain, avec tant d'autres, à grimper dans des ruelles et des sentiers avec les hélicoptères sur nos têtes, jusqu'au dessus de la ville, pour ramener tout le monde à la base.
J'aurais pu être l'un d'eux. Un de ces fantassins tirés au sort. Mais non, je suis là en train d'écrire, au cœur de la nuit, incapable de dormir, sachant déjà que demain ça ira mieux, que je dormirai un peu plus, et que peu à peu, je pourrai m'offrir le luxe de réduire tout cela à un mauvais souvenir lointain. Pas eux. Les vies qu'ils ont menées ces onze dernières années s'interrompent et Gênes recommence du début.
Ce pays a la fin qu'il mérite. A Gênes en 2001, nous manifestions contre le pouvoir oligarchique des grands organismes internationaux. Nous pensions surtout aux cures ratées néolibérales que le FMI imposait aux pays les plus pauvres, dévastant leurs économies par le chantage et les étranglant par le mécanisme de la dette. Aujourd'hui, c'est notre tour de subir cette cure, en Italie, c'est eux qui commandent, les commissaires non élus de la Banque centrale européenne, et ils appliquent la même recette à base de coupes dans la dette publique, dont le but en définitive, se réduit à un simple énoncé: sauvons les riches.
Nous avions raison.
Nous avons perdu.
L'ennemi garde les otages.
Jusqu'à ce que la marée reparte à l'assaut.
La justice italienne, ce soir, n'est pas différente de la justice militaire dans le film de Kubrick (qui s'était inspiré d'un événement réel). Là aussi, il y avait un bon avocat de la défense, qui était vaincu par une sentence grotesque, presque caricaturale dans son absurdité.
La justice italienne a décidé que cinq personnes paieraient pour tout le monde. Cinq autres pourraient s'y ajouter. Et ainsi, on fait politiquement jeu égal avec le jugement sur l'école Diaz. Peu importe que les condamnations des policiers concernent le tabassage et le massacre pré-organisé de personnes, qui plus est sans défense, tandis que les condamnations des manifestants sont motivées par la destruction de choses, d'objets inanimés, au milieu du chaos généralisé. L'un d'eux se prend dix ans de prison.
Dix ans. Presque le même laps de temps écoulé depuis lors. Entre temps, comment savoir ce que sont devenues les vies de ces personnes par rapport à cette époque. Entre temps, les dégâts matériels aux choses ont été réparés, les assurances ont remboursé, le monde a changé. Entre temps sont passées en boucle sur tous les canaux de communication, jusqu'à devenir partie de l'imaginaire collectif, les images de ce qu'a été Gênes durant ces journées, du comportement des forces de l'ordre, du climat qui s'était créé. Entre temps, sur le G8 de Gênes, on a tourné des documentaires et des films, publié des dizaines de livres, fait couler des fleuves d'encre. Et après tout cela, doit arriver la sentence qui prétend faire payer l'addition à dix personnes, métaphoriquement tirées au sort par le destin, par le truchement d'une vidéo plutôt que d'une autre, d'une photo prise une seconde avant plutôt qu'une seconde après. Les trois soldats du film de Kubrick.
J'étais à Gênes au mois de juillet d'il y a onze ans. J'étais derrière le premier rang des boucliers de plexiglas via Tolemaide, quand le cortège a été chargé à froid et asphyxié par les gaz, sur une portion du parcours autorisé. Avec dans le dos dix mille personnes, il n'était pas possible de reculer, et la seule solution pour nous sauver et empêcher que les gens soient écrasés, a été de repousser la charge comme on pouvait, et à la fin, après le désastre, après la bataille, après la mort, de protéger la queue du cortège qui repartait en arrière sous les jets des autopompes. Et j'étais là aussi le lendemain, avec tant d'autres, à grimper dans des ruelles et des sentiers avec les hélicoptères sur nos têtes, jusqu'au dessus de la ville, pour ramener tout le monde à la base.
J'aurais pu être l'un d'eux. Un de ces fantassins tirés au sort. Mais non, je suis là en train d'écrire, au cœur de la nuit, incapable de dormir, sachant déjà que demain ça ira mieux, que je dormirai un peu plus, et que peu à peu, je pourrai m'offrir le luxe de réduire tout cela à un mauvais souvenir lointain. Pas eux. Les vies qu'ils ont menées ces onze dernières années s'interrompent et Gênes recommence du début.
Ce pays a la fin qu'il mérite. A Gênes en 2001, nous manifestions contre le pouvoir oligarchique des grands organismes internationaux. Nous pensions surtout aux cures ratées néolibérales que le FMI imposait aux pays les plus pauvres, dévastant leurs économies par le chantage et les étranglant par le mécanisme de la dette. Aujourd'hui, c'est notre tour de subir cette cure, en Italie, c'est eux qui commandent, les commissaires non élus de la Banque centrale européenne, et ils appliquent la même recette à base de coupes dans la dette publique, dont le but en définitive, se réduit à un simple énoncé: sauvons les riches.
Nous avions raison.
Nous avons perdu.
L'ennemi garde les otages.
Jusqu'à ce que la marée reparte à l'assaut.
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