GÉRARD MORDILLAT, ÉCRIVAIN ET CINÉASTE
VENDREDI, 5 OCTOBRE, 2012
L'HUMANITÉ.FR
Le 2 décembre 1792 Robespierre déclarait à la tribune de la Convention : "Quel est l’objet de la société ? C’est le maintient des droits imprescriptibles de l’homme. Quel est le premier de ces droits ? Celui d’exister. La première loi sociale est donc celle qui garantit à tous ses membres les moyens d’exister". Exister n’est pas un droit, c’est un fait : l’homme existe mais les conditions de son existence sont – pardon de le préciser ! – toutes entières régies et conditionnée par la société dans laquelle il vit ; il est à la fois l’acteur et le produit de cette société. Reconnaître aux hommes et aux femmes, en tant que citoyens, d’avoir des droits, c’est leur reconnaître d’abord le droit d’avoir des droits.
Des droits égaux à celui de leurs semblables.
Or, dans la société où nous sommes, (sans chercher à regarder plus loin que la France en 2012, mais cela vaut pour l'Europe et tout le monde occidental), chaque jour le droit d’avoir des droits est combattu par les toutes forces réactionnaires, la droite au sens large, le patronat, ses organisations, ses affidés, ses hérauts dans les médias . Les sans-droits prolifèrent ; qu’ils soient sans papiers, sans abri, sans travail, sans logement…
Car, si juridiquement, les citoyens ne sont privés de leurs droits qu’en matière criminelle, dans les faits, l’individu que l’accumulation des malheurs, la perte d’un emploi, d’un logement, d’une famille pousse hors de la société, se retrouve, sans droits, non techniquement, mais pratiquement.
Incapable de faire reconnaître ses droits, de les faire accepter et appliquer à son profit, cet individu n’a plus le droit d’exister.
Il est, mais il n’existe pas.
Lorsqu’il a utilisé son ignoble expression "la France d’en bas", Jean-Pierre Raffarin, l’ancien Premier ministre français, a parfaitement entériné cette rupture du principe d’égalité, puisqu’il se voyait, lui, de « la France d’en haut », condescendant, penché vers le sol, la terre, la foule indistincte du peuple, des autres, étrangers à sa classe, à son clan, à son parti…
Une fois rompu le principe d’égalité entre les citoyens, une fois vendue l’idée de deux réalités sociales et politiques, l’une supérieure à l’autre, une fois acceptée comme naturelle et inévitable la multiplication des injustices : injustice salariale, injustice fiscale, injustice sociale etc. que voit-on ?
On voit la charité se substituer à l’égalité.
> La charité abroge l’égalité.
> La charité abroge l’égalité.
La charité est fondamentalement une notion religieuse. Elle est un des cinq piliers de l'Islam et présente également dans la tradition juive et chrétienne « vendez vos biens et donnez-les en aumônes » faisait-on dire à Jésus dans l’évangile selon Luc (Lc 12-33). Mais il est évident, comme l’enseigne la sagesse des nations, que « charité bien ordonnée commence par soi-même », tant il est vrai que le geste charitable est d’abord gratifiant pour celui qui l’accomplit avant même d’atteindre celui qu’il secourt. Gratifiant dans la mesure où la charité est toujours publique et doit toujours l’être pour exprimer sa valeur sans attendre la rétribution de l’au-delà. Il faut non seulement donner mais se montrer donnant. Que ce soit dans l’Antiquité ou au XIXe siècle quand les bourgeois organisaient " la donne " en faisant aligner les pauvres devant chez eux pour leur distribuer de la soupe jusqu’au déploiement médiatique de la charité business des XXe et XXIe siècles : Téléthon, Sidathon, Pièces jaunes et autre bazar des bonnes œuvres et des grands profits…
Cette idée de « charité » a désormais glissé le champ du religieux pour s’enraciner dans celui du politique. Ou, plus exactement, disons que le politique a investi le canal religieux pour se désengager des devoirs qui lui incombent, tout en produisant une image séduisante qui masque la réalité de ses actions ou de son inaction. Comme le disait déjà Roland Barthes, dans Mythologies, à propos de l’abbé Pierre : « j’en viens à me demander si la belle et touchante iconographie de l’abbé Pierre n’est pas l’alibi dont une bonne partie de la nation s’autorise une fois de plus pour substituer impunément les signes de la charité à la réalité de la justice ».
La charité se vend d’abord elle-même et c’est en cela qu’elle lève un nuage de fumée devant le réel. Cyniquement, à bon compte, elle permet à peu de frais de se grandir aux yeux des autres et à ses propres yeux sans jamais toucher aux causes de sa nécessité. Ainsi, dans le réel, dans la société où nous vivons, on est passé du droit d’exister à l’existence d’aumône pour vivre, voire pour survivre. La charité ne coûte rien à ceux à qui elle devrait coûter, alors que l’application de lois sociales remettrait en cause l’injuste répartition des richesses et la criminelle inégalité qu’elle produit entre les citoyens.
Il suffit d’ouvrir les journaux, ou tout simplement de regarder autour de soi, pour voir que les désengagements successifs de l’état - des états - l’idéologie capitaliste néo-libérale, la loi du marché, font qu'en France comme ailleurs la première des lois sociales dont parlait Robespierre, celle de garantir à tous ses membres les moyens d’exister, est vilipendée, stigmatisée, décrétée caduque, obsolète, dépassée. Mais comme il faut, ne serait-ce qu’au nom du maintien d’une paix civile, assurer un minimum de moyens aux citoyens qui sans cela ne pourraient vivre et se révolteraient, petit à petit c’est imposé la pratique d’une charité à grande échelle se substituant à la nation et à l’état.
La charité vaut comme signal d’alerte. Les domaines où elle s’exerce sont des marqueurs du réel.
> C’est-à-dire d’où-ça-ne-va-pas.
> A partir de là, il ne faut pas confondre le symptôme et la maladie.
> C’est-à-dire d’où-ça-ne-va-pas.
> A partir de là, il ne faut pas confondre le symptôme et la maladie.
« Les Restos du Cœur », cette remarquable initiative de Coluche, porte par sa réussite même (le mot « réussite » est cruel), disons par sa pérennisation et son développement la plus terrible accusation contre un système qui condamne tant et tant à s’en remettre à la générosité individuelle, alors que les moyens d’existence des uns et des autres devraient, au nom de l’égalité et de la justice, être assurés par l’état lui-même et garantis par la loi.
A titre d’exemple de cette perversion des valeurs, de ce détournement, il faut entendre le lieu commun qui accorde aux patrons la licence de « donner » du travail.
Donner !
Dans notre société capitaliste néo-libérale, rien n’est donné, surtout pas le travail. Aucun employeur n’est un saint offrant son manteau à un pauvre démuni et il n'est pas nécessaire d'avoir lu Marx pour savoir que le salarié vend sa force de travail à celui qui l'emploie. Le patron est un commerçant qui achète au plus bas prix, le savoir, le métier, la technique que l’ouvrier, l’employé, le cadre, l’ingénieur lui cède. Et que cette acquisition de la force de travail offre pour particularité de rapporter plus qu'elle ne coûte. C'est indépassable plus-value. Inutile aussi d'avoir lu Marcel Mauss, pour constater que lorsqu’un employeur (du patron de PME à la multinationale) « donne » du travail, ce « don » occulte en réalité la manifestation de son pouvoir - qu’il soit financier ou industriel - l’installation d’une subordination, d’une domination d’un individu sur un autre. C’est un marché parfaitement inégalitaire que le vocabulaire voudrait draper de vertu.
La charité est cousue d’un drap de même tissu. C’est un leurre comme celui qu’on agite au nez des taureaux dans l’arène. Derrière il n’y a que du vide, du rien, du vent… dans la mesure où, aussi grandiose soit-il, un acte de charité ne s’attaque pas aux causes qui l’ont rendu nécessaire mais soigne, je le répète, avec les moyens du bord, les effets des catastrophes, qu’elles soient sociales, économiques ou personnelles.
L’objection est aisée : vaudrait-il mieux ne rien faire ?
> Demeurer le spectateur aux bras croisés, indifférent aux souffrances, à la misère, au désarroi…
> Bien évidemment non.
> Demeurer le spectateur aux bras croisés, indifférent aux souffrances, à la misère, au désarroi…
> Bien évidemment non.
La réponse est nécessairement politique puisqu’il y va de la justice et du rétablissement de l’égalité entre tous. L'égalité est le concept fondamental de la République. Les révolutionnaires français (et Robespierre en premier !) l'avaient parfaitement compris, la plaçant entre la liberté et la fraternité dans la devise qu'ils nous ont transmise. Il est évident que la liberté poussée à son extrême peut conduire à l'oppression (exemple le capitalisme) et que la fraternité (on dirait aujourd'hui la solidarité) suppose de la vertu et que qu'il n'est pas prouvé que l'homme soit vertueux par nature. Il revient donc à l'Etat d'assurer le juste équilibre en la liberté à laquelle chacun aspire et la solidarité dans la répartitions des richesses de la nation ; richesses non seulement économiques mais aussi intellectuelles, culturelles, scientifiques….
A l’idéologie libérale (du nom que veut se donner le capitalisme pour faire meilleure figure), celle qui professe que la société n’existe pas, qu’il n’y a que l’individu et sa famille, il faut opposer l’idée du droit d’exister comme un droit imprescriptible, garanti par la loi et non dépendant de la bonne ou de la mauvaise conscience individuelle. Je ne suis pas naïf, cette égalité est un idéal vers lequel nous devons tendre, pas un équarrissage pour tous, ni une utopie totalitaire. Pour dire les choses autrement : tant qu’il y aura de la charité, il y aura de l’injustice ; plus il y aura d'égalité, plus il y aura du droit, plus il y aura de la justice…
Une fois encore, je veux l'affirmer avec force, la France n’a pas besoin de réformes, elle a besoin d’une révolution, d’une insurrection des idées, des consciences, d'une nouvelle nuit du 4 août pour qu'à nouveau soient abolis les privilèges qui offensent la justice et l’égalité ; pour que plus personne, jamais, n’ait à tendre la main, à s’humilier, à supplier, à réclamer la charité pour exister. Vous me direz que je rêve, que ce n’est que folie, déraison mais, tant pis pour moi ou tant mieux, je crois à la puissance du rêve capable, jusqu’à la déraison, de transformer le monde.
Version intégrale de la tribune parue dans l'Humanité des débats de ce vendredi 5 octobre.
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