Quand on milite pour l'Anarchie on peut parfois s'interroger
parfois sur l’imprégnation de nos idées
dans la société où l’on vit; l’histoire n’étant pas
linéaire mais faite de périodes de progrès, de
ruptures… et de régressions. Au contraire
d’une lutte syndicale (comme l’augmentation
des salaires après deux jours de grève), d’une
action écologiste (abandon de la construction
d’une centrale nucléaire, d’un incinérateur
d’ordures ménagères, etc.), il est parfois difficile
de prendre la mesure des «résultats» de
notre militantisme libertaire. D’autant plus
quand la répression, diffuse ou brutale, côtoie
nos vies; quand les mouvements s’essoufflent;
quand la réalité de cette époque d’attaques antisociales
et de destructions écologiques revient
inlassablement saper non pas nos convictions,
mais nos espoirs.
Pourtant, notre besace n’est pas vide. Plutôt
que de rebuter son monde – pas que les gens,
mais aussi nous-mêmes – en invoquant de
grandes idées, certes légitimes, mais qui nous
font aller (et parfois dériver) vers un utopisme
idéaliste et dogmatique (quand bien même
l’anarchisme est par définition un adogmatisme
en actes), il peut être bon de réfléchir aux
conquêtes en partie issues de nos pratiques,
même si le chemin n’est jamais qu’à moitié
parcouru. Ainsi, nous évitons de projeter nos
rêves dans une eschatologie révolutionnaire
(un avant et un après la révolution tant souhaitée),
et nous pouvons nous recentrer sur une
notion et une pratique de la révolution dans
l’ici et le maintenant, une dynamique d’émancipation
individuelle et collective. La vieille
dichotomie réformisme/révolution se résout
dans l’action directe, dans l’énergie d’émancipation
et de réappropriation à l’oeuvre dans
toutes les sphères de la vie individuelle et
sociale. L’anarchie, c’est l’anarchisme. Et à bien
y regarder, cette force, cette affirmation permanente
de la vie contre la résignation ont oeuvré
pour transformer la société.
Jadis, la mixité à l’école a été promue et
expérimentée dès la fin du XIXe et le début du
XXe par des anarchistes, avant de devenir la règle
dans le milieu des années 1960. La lutte pour
l’objection de conscience au service militaire a
donné le statut d’objecteur de conscience – luimême
tombé en désuétude du fait de la fin de
la conscription obligatoire. Les anarchistes ont
aussi milité pour l’autonomie de la classe
ouvrière à travers une organisation fédéraliste
des exploités, d’où furent issues en France les
formes d’organisations fédéralistes et confédéralistes
des syndicats. Fédéralisme de branche,
mais aussi territorial, avec le mouvement des
bourses du travail initié par des anarchistes.
Malgré leurs dérives bien connues, ces organisations
syndicales demeurent un outil de lutte
et d’autonomie des «bases ». Bien des
conquêtes ouvrières furent obtenues par cet
esprit pragmatique d’indépendance et d’autoorganisation,
les droits sociaux n’ayant jamais
été conquis qu’en débordant les bureaucraties
politiques (et syndicales). La laïcité elle-même
fut un compromis étatique obtenu sous la
poussée d’une lutte antireligieuse résolue.
L’union libre fut issue de la popularisation des
thèses anarchistes sur l’amour libre. Le droit à
l’avortement fut concédé après la constitution
de réseaux d’entraide autogérés par des militantes
féministes passant elles-mêmes à l’action
directe. Des gynécologues libertaires et des
militant-e-s anarchistes ont ainsi pratiqué des
avortements illégaux, au nom de la liberté de
choisir des femmes et en solidarité avec ces personnes.
À une époque où la contraception était
inexistante, certains anarchistes sont allés
jusqu’à la vasectomie pour éviter les grossesses
non désirées et ont été condamnés pour cela
(affaire des stérilisés de Bordeaux en 1935). Et
caetera…
Aujourd’hui? Sur les dix-quinze dernières
années, on peut encore relever des victoires,
issues de la diffusion des idées et des pratiques
portées par de nombreuses personnes aux
idéaux anarchistes. Dans une émission de
Daniel Mermet de début février, consacrée à un
fictif «alter-gouvernement» de gauche, avec
des ministres militants d’Attac et autres, on a pu
entendre le pressenti «ministre à la Ville» (Paul
Ariès) dire qu’il mettrait en place la gratuité des
transports en commun, alors que ce catho de
gauche et électoraliste n’est pas anarchiste.
Certaines villes sont d’ailleurs déjà passées à la
gratuité des transports en commun. Or cette
revendication politique a longtemps été portée
par le mouvement libertaire, dont la Fédération
anarchiste n’était pas la dernière. Le cercle d’influence
d’influence sest donc bien élargi. De même, la pratique
du prix libre est née dans la mouvance
anarcho-punk et s’est depuis largement diffusée
dans les forums sociaux locaux, y compris
pour les repas. Dans cette mouvance anarchopunk,
la gratuité des CD et des concerts est
expérimentée pour s’affranchir de l’esprit de
marchandise. La prise de décision au consensus,
avec attention portée au temps de parole de
chacun-e, au contrôle en assemblée de l’action
des commissions ou des mandaté-e-s, est aussi
désormais pratiquée dans bien des forums
sociaux, avec des participant-e-s venant pourtant
d’horizons très différents, y compris de
partis à la tradition beaucoup plus hiérarchiste…
Chez les indignés aussi, malgré un
manque parfois criant de «culture» politique,
ces pratiques ont fleuri. Dans le film Tous au
Larzac, on a pu voir que c’était la prise de décision
au consensus qui prédominait dans les
assemblées et apportait satisfaction (une seule
fois il y a eu vote, à la fin du mouvement).
En ces temps de régression sociale, il est
bon pour le moral de se rappeler que, si nous
sommes pour une révolution réappropriatrice
et autogestionnaire, pour autant une partie de
nos idées vogue, que quelques-unes germent
sans qu’on ne sache pourquoi celles-là plutôt
qu’une autre.
L’anarchisme a toujours défendu une pratique
d’alternatives en actes ici et maintenant,
indissociable d’une aspiration révolutionnaire
globale. Continuons!
Stef
Groupe Vannes-Lorient de la Fédération anarchiste
Juanito
Groupe Pavillon noir de la Fédération anarchiste
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