Resté connecté à tous les milieux militants qu’il a pu traverser, il s’alarme depuis des mois de l’abrutissement intellectuel dans lequel ils sont plongés. Il en a tiré un petit livre, « La Gauche est-elle en état de mort cérébrale ? » (éd. Textuel), en librairie cette semaine.
Dans son bureau de l’Institut d’études politiques de Lyon, il décrit le cadre mental de la « gauche hollandaise », celui des « gauches de la gauche », et leurs pathologies intellectuelles. Il explique pourquoi les think tanks sont un échec, pourquoi les « Indignés » portent un espoir, milite pour que la politique s’inspire du rap et qu’elle ose enfin expérimenter.
Rue89 : Quel a été le rôle joué par les idées dans la reconquête du pouvoir par la gauche ?
Philippe Corcuff : Un schéma s’est installé, lié à une certaine lecture simplifiée du penseur marxiste Antonio Gramsci : c’est l’idée que la conquête du pouvoir politique passait au préalable par une hégémonie culturelle ou intellectuelle.
Je formule l’hypothèse inverse dans la situation actuelle : c’est au moment où la gauche était en état de décomposition intellectuelle qu’elle a gagné électoralement.
Le « rêve français » de François Hollande, c’était quoi, alors ?
On confond idées et slogans marketing. Les idées, ça a à voir avec du travail intellectuel. Dans la tradition de la gauche, c’est interroger les préjugés, critiquer les lieux communs, prendre de la distance à l’égard des évidences de l’immédiateté, reformuler, mettre en relation différentes dimensions... Ce qui existe de moins en moins.
On a plutôt affaire à des fatras d’idées empilées les unes sur les autres, mais tout ça n’est guère travaillé. Et les publicitaires font émerger de tout cela quelques slogans lisses et consensuels.
Depuis quand la gauche est-elle dans cet état de mort cérébrale, comme vous dites ?
C’est le fruit de plusieurs évolutions emmêlées.
- Il y a d’abord un mouvement continu de professionnalisation politique, où la ressource intellectuelle est de moins en moins valorisée. Exemple typique : il y a quelques années, Pierre Moscovici, qui avait une image d’intellectuel, est allé expliquer à Libération qu’il était un homme d’appareil. Comme s« il valait mieux apparaître comme un apparatchik que comme un intello !
- Il y a ensuite le mouvement de technocratisation. Les énarques ont pris de plus en plus de poids dans la définition de ce qu’est la politique. Ils occupent à la fois les postes de hauts fonctionnaires, les principaux postes politiques, et aussi une part du pouvoir économique. Là s’est forgée une vision très particulière, très fragmentée. On découpe ainsi dans la réalité des cases dites “techniques” : “l’immigration”, “l’emploi”, “le déficit budgétaire”, “la délinquance”... On segmente les problèmes sans établir de rapports entre eux. On examine des petits bouts de tuyauterie de machineries sociales dont on ignore la globalité.
- Ensuite, aucun cadre globalisant n’est venu remplacer le marxisme en déclin à partir du début des années 80. Je ne regrette pas le poids trop exclusif des références marxistes dans les années 50-70, mais la globalisation qu’elles apportaient.
- Dernier élément : ce que l’historien François Hartog appelle “le présentisme”. Les sociétés traditionnelles avaient pour référence le passé, les sociétés modernes (au sens des Lumières) étaient tournées vers l’avenir via le progrès, et aujourd’hui une sorte de présent perpétuel a remplacé tout ça, sans point d’appui ni dans le passé ni dans l’avenir pour juger de ce qui arrive. De fait, la politique devient de plus en plus une marionnette de l’immédiateté.
C’est grave par rapport à l’histoire de la gauche, qui consistait à se battre à la fois pour la justice et pour la vérité. Le monde a survécu à la disparition des dinosaures, la gauche peut survivre à la disparition du travail intellectuel en son sein, mais ce serait dommage, en tant qu’appauvrissement de la définition même de ce que l’on appelle la gauche.
Tous les think tanks qui ont pullulé n’ont pas créé de matière à penser ?
Ils sont restés dans un domaine limité de l’intellectualité : celui segmenté de l’expertise et de la logique programmatique. Ils ont élaboré des “réponses aux problèmes” de l’école, de l’immigration, du déficit budgétaire... sans jamais se demander pourquoi l’immigration ou le déficit budgétaire sont considérés justement comme des “problèmes”, ni réfléchir au cadre social global dans lequel cela se situe.
Cela n’a guère permis à la gauche de réélaborer ce que je nomme les “logiciels” de la critique sociale et de l’émancipation, c’est-à-dire les façons de formuler les problèmes avant même de réfléchir aux réponses.
Comment définiriez-vous le cadre intellectuel de la gauche de gouvernement ?
Même si les socialistes français n’ont jamais accepté le mot, leur cadre intellectuel est plutôt social-libéral. Le sociologue Anthony Giddens, l’intellectuel phare de la troisième voie britannique défendue par Tony Blair, l’a bien théorisé :
- il y avait la vieille social-démocratie qui défendait l’Etat social ;
- il y a eu Thatcher, avec le néolibéralisme remettant en cause l’Etat social ;
- et il y aurait le social-libéralisme, qui serait entre les deux.
Comme ce cadre n’est pas complètement assumable, il y a des écarts entre les discours et les actes.
Comment définiriez-vous le cadre intellectuel des gauches de la gauche ?
C’est ce que j’appelle de manière provocatrice “la pensée Monde diplo’”. Je ne vise pas particulièrement le mensuel Le Monde diplomatique, qui a été un des rares à résister au tournant néolibéral de 1983. Mais ça fait 30 ans. Et, peu à peu, se sont routinisés des schémas assez manichéens.
Il y aurait le mal (le marché, l’individualisme) et le bien (l’Etat, le collectif et de plus en plus la nation avec le thème de “la démondialisation”). Et le combat du bien et du mal tombe du côté du mal à cause des méchants médias qui aliènent et abrutissent tous les gens – sauf ceux qui tiennent ce discours, évidemment, qui sont préservés comme par opération du Saint-Esprit !
C’est moins l’indignation ou l’engagement qui caractérisent “la pensée Monde diplo’” que la déploration. Les automatismes simplifiés de cette doxa critique ont des échos au Front de Gauche, à Attac, au NPA – où je suis militant –, dans la gauche du PS, chez les écologistes... et surtout parmi nombre de sympathisants critiques.
C’est une pensée au final paralysante, qui entrave aujourd’hui le travail de reconstruction intellectuelle des gauches. Par exemple, elle s’en tient trop à la double croyance que les choses iront mieux quand on se sera débarrassé de “l’individualisme” et des “médias dominants”.
Mais se trouve à l’œuvre dans ce cas une des manifestations d’une pathologie intellectuelle transversale aux gauches : l’essentialisme, c’est-à-dire voir le monde à travers des essences, des entités homogènes et stables. On dit “les musulmans”, “l’Europe”, “les médias”, “l’Amérique”, “Israël”, “le Venezuela”...
On refuse de voir qu’il y a dans la réalité des contradictions, des logiques plus ou moins diversifiées, des résistances, des transformations. Le livre d’Alain Badiou sur Sarkozy était typiquement essentialiste : il a fait du sarkozysme une essence intemporelle, un “transcendantal pétainiste”.
Comment êtes-vous arrivé à la conclusion que les théories du complot sont également une caractéristique transversale des pensées de gauche ?
En ce qui concerne l’analyse des médias et des relations internationales, je me suis rendu compte qu’il y avait des schémas très présents dans les milieux militants et sympathisants de gauche en totale contradiction avec les schémas des sciences sociales dans ces domaines.
Dans le cadre conspirationniste, le principal de ce qui arrive est le fruit de manipulations conscientes et cachées de quelques élites. Or tout ce que m’ont appris les sciences sociales, depuis Marx jusqu’à Bourdieu, c’est plutôt les contraintes des structures impersonnelles.
Le capitalisme, c’est Matrix ou Skynet dans “Terminator” : une machinerie impersonnelle qui contraint et domine peu à peu le monde. Il n’y a pas de pilote dans la machine, personne ne la contrôle complètement : on l’a vu lors de la crise des subprimes, certains de ceux qui croyaient être les pilotes ont été éliminés, d’autres ont sauvé leur peau de justesse... Ce n’est pas parce que certains profitent du système qu’ils le contrôlent.
Là on est en face, comme l’essentialisme, d’une pathologie intellectuelle importante à gauche.
Il y en a d’autres ?
Une vision implicite hante les gauches : c’est le passage subreptice du verbe pronominal “s’émanciper” au verbe transitif “émanciper”.
La plupart de ceux qui s’expriment publiquement à gauche semblent plutôt de prime abord pour l’auto-émancipation des opprimés, mais sont souvent léninistes : une avant-garde éclairée (antilibérale, anticapitaliste, laïque, féministe...) est supposée ramener de la caverne vers la lumière la masse des gens qui serait complètement aliénée par les médias, le travail, la consommation et/ou l’islam.
Ces gens abrutis par le travail, ces femmes voilées abruties par le patriarcat, ces prostituées aux griffes de leur maquereau, moi, prophète féministe, je vais les amener à la lumière...
Comment s’en sort-on ?
Les partis politiques ont de moins en moins de rapports pour se vivifier avec les mouvements sociaux – cela interrogerait l’hégémonie de la vision technocratique – ou avec les intellectuels critiques.
Quand ils sont en quête d’idées, ils choisissent soit des technocrates supposés être spécialistes de tel ou tel domaine, soit les intellectuels médiatiques – les Alain Minc, Jacques Attali, BHL, Caroline Fourest... – c’est-à-dire ceux qui parlent de tout avec aplomb sans savoir grand-chose sur rien.
Les universités populaires alternatives constituent des expériences intéressantes, mais se présentent plus comme des lieux de diffusion de ressources critiques que d’élaboration.
Les groupes comme le conseil scientifique d’Attac et la fondation Copernic fournissent de la contre-expertise utile face aux scénarios technocratiques, mais ils risquent ce faisant de rester prisonniers d’une vision segmentée des choses.
Il y a aussi des revues intéressantes (Multitudes, Vacarme, ContreTemps, Agone, Réfractions, EcoRev’, La Revue des livres...), mais elles ont du mal à éviter l’enfermement intellectualiste. Il y a eu des liens avec les milieux militants – entre Vacarme et Act Up, entre Multitudes et la coordination des intermittents et précaires d’Ile-de-France, entre ContreTemps et le NPA – mais les interactions les plus productives n’ont duré qu’un temps.
Je sens aussi une forte attente du “grand penseur”. Je ne pense pas que ce soit très bon dans une perspective démocratique. Quelques grands intellectuels ont pu (comme Foucault, Bourdieu, etc.) et pourront jouer une certain rôle, mais ce n’est pas pour moi le principal : les logiciels de la gauche ne peuvent pas être réinventés seulement par une caste d’intellectuels professionnels.
Je rêve de clubs où pourraient dialoguer des militants des mouvements sociaux, des chercheurs, des gens présents dans les organisations politiques et dans les milieux artistiques – et où pourraient se développer des idées renouvelées à partir d’un rapport critique aux traditions héritées.
Le mouvement des “Indignés” aurait pu revivifier intellectuellement la gauche, non ?
C’est un peu le cas en Espagne et aux Etats-Unis : il y a une amorce de réélaboration intellectuelle de ce qu’est la gauche et qui associe des milieux militants nouveaux et des milieux intellectuels et culturels.
Mais y a-t-il des ébauches de concepts ? Ou est-ce simplement l’union de catégories qui ne travaillaient pas ensemble jusqu’à présent ?
La vision de la société autour du clivage 1%/99% a permis de faire converger des gens concernés par les problèmes de logement, des syndicalistes, des militants des minorités, des théoriciens du genre ou des rapports postcoloniaux, des marxistes, des écologistes, des artistes…
Il y a là une marmite favorable à l’émergence de quelque chose croisant l’ancien et le nouveau. Une revue théorique est ainsi issue d’“Occupy” : Tidal. On y trouve des textes de Judith Butler et d’autres. Ils ont commencé à faire “à chaud” ce que je rêvais tout à l’heure de faire “à froid” quand je parlais d’un club.
Les gauches françaises sont-elles plus paresseuses que les gauches étrangères ?
Contrairement à l’Allemagne et aux Etats-Unis, la gauche en France manque de culture expérimentale. C’est lié à la valorisation de la politique comme combat (ceux qui pensent que la politique, c’est avant tout d’avoir des couilles présidentielles ou révolutionnaires) et au centralisme étatique. On essaye moins ici et maintenant d’autres façons de vivre, de travailler, de décider, de penser... Il y a quelques expériences comme Lip et après on passe beaucoup de temps à en parler.
Plutôt que de s’enfoncer dans la déploration et le ressentiment de “la pensée Monde diplo’” (“c’est la faute à l’individualisme, aux médias, à Bilderberg, à la Trilatérale...”), il faudrait se lancer dans l’aventure d’autres pratiques sociales, politiques et intellectuelles.
On me dit : “Tes histoires d’expérimentation, c’est bon pour les bobos.” Mais les gens qui ont fait émerger les idées de conscience de classe et de mouvement ouvrier entre 1830 et 1848 en France, ils étaient dans une situation bien plus misérable qu’aujourd’hui.
Il suffit parfois de dispositifs tout simples pour se remettre à agir et à penser. Par exemple, dans un atelier de l’Université populaire de Lyon, j’ai donné à lire deux textes : un de Michel Onfray, un de Bernard-Henri Lévy. J’ai fait discuter les gens : 100% ont dégommé le texte signé BHL. Mais j’avais changé les signatures... C’est un petit exercice qui montre la difficulté en pratique de “penser par soi-même”.
Vous écrivez qu’il faudrait puiser dans le polar et le rap pour inventer de nouveaux langages politiques. En quoi est-ce autre chose que du gadget ?
Alors qu’on est dans des sociétés individualistes où les gens sont fortement attachés à leur individualité, la majorité des groupes de gauche ont des réponses principalement collectives. C’est ce que j’appelle l’hégémonie à gauche du “logiciel collectiviste”.
Pourtant une des sources importantes d’anticapitalisme aujourd’hui se trouve dans les intimités rêveuses et blessées des personnes. Je m’en suis rendu compte en faisant une étude de réception de la série télévisée américaine “Ally McBeal” sur une centaine de téléspectatrices. Souvent, le sommet de l’épanouissement de soi est vécu sous la forme d’un amour ou d’une amitié débarrassée des lois de l’intérêt – donc des valeurs anticapitalistes.
Dans les textes de rap de Keny Arkana, Casey ou La Rumeur, on voit justement des gens qui nous parlent d’oppression sociale en même temps que de vécu individuel. Il faudrait que le langage politique parvienne à associer ainsi les cadres collectifs et les subjectivités individuelles.
C’était un peu le discours de Martine Aubry sur le “care”...
Le problème, c’est qu’elle en a fait un usage marketing : elle en a parlé un peu parce que ça faisait chic et puis on est passé à autre chose.
Ceci dit, les travaux autour du care, auxquels participe mon amie la philosophe Sandra Laugier, sont assez passionnants : ils associent notamment des dimensions affectives et personnelles à la question de la protection sociale.
Mais il faudrait que les philosophes qui s’intéressent au care, des politiques, des travailleurs sociaux, des syndicalistes et des militants féministes puissent réfléchir ensemble.
Il est important de bien distinguer le réarrimage des gauches au travail intellectuel des scintillements superficiels des modes successives ou du marketing politicien.
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