Le pragmatisme est une pensée qui pose le primat de l’efficacité. C’est un empirisme qui postule que ce qui fonctionne est vrai. Aux fondements de cette philosophie, deux penseurs américains de la deuxième moitié du XIXe siècle : Charles Sanders Peirce et William James. Aujourd’hui, du jargon universitaire aux politicards, le pragmatisme s’exprime paradoxalement de façon idéologique et uniforme. Affirmer sans cesse la primauté du réel pour mieux occulter la distance croissante entre les élites et le peuple. Ce pragmatisme incantatoire est peut-être un retour de balancier des décennies passées qui, écrasées par la moulinette du cynisme libéral des années 80, sont rétrospectivement jugées trop idéalistes. Désormais quiconque s’opposera au pragmatisme sera définitivement condamné pour utopisme, dogmatisme, intégrisme, puritanisme etc.
Pour le pragmatisme, la réussite est le seul critère de vérité. Comment ne pas voir ici l’ombre du machiavélisme ? « Ce qui est à désirer, c’est que si le fait l’accuse, le résultat l’excuse » écrivait Machiavel dans Le discours sur la première décade de Tite-Live. Le culte pragmatique de l’efficacité est une abstraction qui, au nom même du réel, conduit à justifier n’importe quoi du moment que ça marche. Les marins de Kronstadt sont célébrés comme « les aigles » de la révolution d’Octobre puis quelques mois après, une fois leur révolte écrasée par Trotsky, Lénine les qualifient de « fils de popes » à la solde des blancs. Un jour les nazis sont les ennemis du régime puis une fois le pacte germano-soviétique signé, ils deviennent les alliés de la glorieuse Union soviétique. En France plus récemment, c’est au nom du réalisme que la plupart des organisations syndicales ont renoncé à la lutte de classes. C’est au nom de l’efficacité que l’autogestion, pourtant forte en vogue dans les années 70, a été remisée dans les placards. C’est au nom de la performance que l’État impose son austérité et détricote les droits sociaux…
Falsifications imposées. Vérités ajustables en fonction des intérêts. Mais la vérité n’est pas qu’une affaire subjective. Elle est objective. Sinon elle ne sert qu’à soumettre. La vérité est un combat, une remise en question, une recherche incessante au-delà des dogmes, sectes, partis et pouvoirs. Pour le libéral pragmatique toutes les opinions se valent et la réalité dépend de là où l’on regarde les choses. Si personne n’imposait son point de vue aux autres ce serait à la limite valable et moralement confortable. Sauf que c’est toujours le point de vue du pouvoir qui s’impose et que c’est là-dessus que s’assied l’immobilisme actuel.
Les anarchistes se méfient des abstractions et se basent sur le vécu. Comme la plupart des gens, ils/elles font avec le réel. Ils/Elles y voient les germes d’une autre société qu’ils/elles s’attachent à construire au quotidien par leurs pratiques et leurs mots. Mais pour les libertaires, fin et moyen sont sur le même plan. L’un ne prend jamais le pas sur l’autre. Car l’anarchisme ne connaît pas de principe premier. Or le pragmatisme érige le moyen en principe au-dessus de la fin.
Il y eu probablement par le passé des excès d’idéalisme et des querelles idéologiques qui peuvent paraître absconses aujourd’hui. Mais désormais l’impératif d’action ne domine-t-il pas la réflexion ? Le monde est devenu une infinité de moyens mais les buts ont été perdus en route. Il ne s’agit pas d’affirmer la supériorité de l’idée sur l’acte ou du rêve sur le réel. Mais de trouver enfin un équilibre et une juste conjugaison des deux. Dans le contexte actuel engoncé dans le réalisme, c’est bien de sens, d’imagination, d’idées, de buts et de cohérence dont nous avons besoin. L’imaginaire capitaliste nous a colonisé. Il ne nous pas encore vaincu. Ce qui a été pensé et fait par le passé doit nous aider. C’est un bouleversement radical des imaginaires qu’il faut provoquer pour construire une alternative en idées et en pratiques à l’ordre établi.
Alexis – Groupe Orwell de Martigues.
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